Entretien avec Julien Colonna pour son film Le Royaume
Perdue dans les locaux d’Ad Vitam dans le 11e arrondissement, je manque de me faire renverser par un canapé jeté dans un camion après avoir servi de décor à un tournage. Tant bien que mal, je finis par arriver dans une grande pièce de ce qui semble être un appartement réaménagé pour une administration. Encore un canapé, accompagné de fauteuils, et des affiches, Zlotowski, Philippe Garrel ou encore Hou Hsiao-Hsien. L’attaché-presse vient d’accompagner la journaliste que me précède rencontrer Julien Colonna dont le premier long Le Royaume, sur le point de sortir en France, a été produit par Ad Vitam. J’attends mon tour en peaufinant mes questions. Soudain, la porte s’ouvre, il entre et s’installe dans ce fameux canapé, un bras sur le dossier. Démarra alors un entretien dans le confort d’un début de soirée parisien.
Tsounami : Vous mettez en scène la violence comme une force destructrice portée par l’adage « œil pour œil ». Et c’est bien l’œil, le regard, notamment de Lesia, qui est au centre de votre film, renvoyant finalement plus aux codes du western qu’aux codes du film de gangster. Quel est donc votre rapport aux films de genre ?
Julien Colonna : Moi, je ne suis pas trop « film de genre » justement. Je savais depuis le début que je souhaitais faire un drame, donc un non-genre. C’est la forme qui m’interpelle le plus en tant que cinéphile. Je savais que ça allait prendre pour décor « le milieu ». Je savais aussi que ces histoires de milieu, de voyous, en Corse ou ailleurs, dans le cinéma ou la réalité, se ressemblent toujours. Il y a de très grands chefs-d’œuvre réalisés par des monuments de cinéastes qui ont œuvré bien avant moi, bien avant ma naissance. C’est pour ça que je souhaitais positionner Le Royaume ailleurs. Je prends cette histoire classique du film de genre, la guerre des clans, le territoire, l’échiquier politique, la démocratie, et je mets tout ça à l’arrière-plan pour créer de l’espace et donner à voir un film sur les conséquences de ce choix de vie marginale sur les proches, sur ceux qui restent, avant tout sur les enfants, mais aussi sur les femmes, sur les parents, sur les frères et sœurs. C’est pour ça que ce regard, qui est conditionné par un rapport universel, le rapport père-fille, est important. Le reste n’est qu’un décor.
C’est ce regard qui conditionne et par le regard de cette enfant, on découvre aussi des hommes qui ont été trop souvent fantasmés, héroïsés ou sacralisés par le cinéma et les médias. Ça nous permettait un regard plus fidèle, de les montrer dans leur fragilité, dans la peur ; la peur de perdre un ami à eux, de laisser une veuve ou un orphelin, la peur de cette fatale issue, de ce que les Italiens appellent la malavita. De les montrer comme des bêtes traquées, qui alternent entre la chasse et la cache. Toutes ces balises qu’on a développées avec Jeanne (Jeanne Herry, co-scénariste, ndlr) nous ont permis de créer un « anti-film de voyou ». Je me doutais bien en écrivant qu’il y allait avoir des scènes qui tendraient vers le thriller, d’autres vers le road-trip, d’autres le film de voyou. J’ai aucun problème avec ça, mais la colonne vertébrale relève de la dramaturgie classique, et on s’est rendu compte avec Jeanne à la fin que ça allait bien au-delà de cela, c’est une tragédie. Mais c’était pas volontaire, c’est l’histoire qui nous a dicté ses codes.
T : De fait, ce qui reste après visionnage c’est cette relation père-fille exacerbée sur le mode majeur, cette transition entre l’enfance et le monde des adultes que connaît Lesia.
JC : C’est d’ailleurs devenu un genre à part entière, le coming of age, les rites initiatiques. Ces contraintes matérielles exacerbées permettent de rentrer dans l’intime.
T : Le Royaume, c’est aussi un titre qui évoque la forme littéraire du conte. De fait, le film commence comme une romance de teen movie, jusqu’à ce qu’elle se fasse enlever par sa propre famille. Donc peu de place à l’enfance dans cette enfance.
JC : Je ne l’avais jamais vu comme ça, c’est vrai que Le Royaume ça fait penser à quelque chose de l’ordre du conte, je ne me l’étais jamais formulé ainsi. Alors que c’est présent au fond de moi. C’est marrant ce que tu dis. Mais Le Royaume, c’est aussi parce qu’historiquement c’est l’arène parfaite pour les jalousies, les trahisons, les envies et autres magnificences. Territoire aussi, au sein duquel peuvent se battre des personnes du même peuple ou d’un autre peuple. Le Royaume, parce qu’en Corse les pères et les enfants sont regardés comme des rois.
T : C’est très méditérannéen.
JC : Et surtout le royaume de l’enfance, le royaume des sensations, des souvenirs, des odeurs, le royaume dont nous seuls avons les clés, de toutes ces petites choses qui ont composé les royaumes qu’on s’est créés et qu’on tente de réparer du mieux qu’on peut, une fois adulte. Et c’est probablement ce que Lesia essaie de faire à la fin du film.
T : Oui, pour donner du sens à ce qu’on ne saisit pas bien enfant.
JC : C’est tout à fait ça, de la pure création. Dans cet univers d’adulte dont on chope que des bribes, on comprend finalement le principal en tant qu’enfant, éponge à énergie et émotions. Cognitivement, beaucoup de choses nous échappent mais pas l’essentiel, la gravité tu la comprends derrière des apparences légères.
T : La preuve, Lesia fait des cauchemars et pipi au lit. Le choix de casting est assez remarquable, l’actrice a un physique qui incarne toutes ces contradictions, un visage très adulte et pourtant une voix enfantine, des traits très féminins que tu habilles de manière dégenrée.
JC : Elle est formidable, ça a été un vrai coup de foudre artistique. Je ne pensais pas la valider dès notre première rencontre, je suis quand même quelqu’un de beaucoup plus méthodique. Tu m’aurais dit ça deux mois avant j’aurais dit « n’importe quoi, tu crois que je vais valider comme principale de mon premier film quelqu’un que j’ai vu juste une fois ? ». C’est exactement ce que j’ai fait. Ça s’appelle une évidence, et à un moment donné il faut juste écouter son instinct.
T : En ce moment je lis Masculin, Féminin. Dissoudre la hiérarchie, écrit par Françoise Héritier (anthropologie) qui influence beaucoup ma lecture de la première scène. Elle écrit que traditionnellement, pour des raisons symboliques, une femme ne peut faire couler le sang. Cette jeune fille est donc complètement intégrée au système patriarcal. Encore incarnation de paradoxe, elle s’attèle à des tâches traditionnellement masculines (la chasse, la pêche, la découpe de la bête) et en même temps continue d’être rattachée à une répartition genrée (la cuisine, le service, le ménage pour les femmes). Est-ce que cette place duelle qu’on lui attribue pourrait mener à une évolution dans la transmission patriarcale de ce système de violence ?
JC : Je ne me suis jamais posé la question du masculin et du féminin dans ce film. C’est pour moi trop réducteur. Il y a plein de débats connexes aujourd’hui qui parlent de vrais problèmes, le patriarcat, le masculinisme, c’est inévitable. La majorité de ces débats sont plus que sains, ils sont nécessaires. Par contre, parfois, on se perd un petit peu dans des circonvolutions qui sont complètement optionnelles et dont on peut se faire grâce. J’ai abordé cette histoire du point de vue de l’enfant. Ça aurait été un petit garçon que ce scénario aurait été exactement le même, à la virgule près. Ça m’a semblé plus fort de mettre une jeune fille dans ce milieu d’adultes sombres, opaques, et essentiellement masculins. Ça amenait un vrai décalage et quelque chose de surprenant. Jeanne était totalement raccord là dessus.
Elle a un caractère trempé, c’est une enfant sentinelle, elle est toujours aux aguets parce que c’est comme ça qu’elle a grandi. Quand tu vis dans ces familles là évidemment que tu apprends à regarder partout, derrière toi quand tu marches dans la rue, c’est quelque chose d’innée. Le fait qu’elle soit proche de la chasse et de la pêche ne signifiait pas pour moi qu’elle adoptait un rôle traditionnellement masculin, je voulais qu’elle soit proche de la nature. Et c’est vrai que chez nous en Corse, être proche de la nature passe par ce genre d’activité. Contrairement à ce qu’on dit sur les chasseurs, qu’ils n’aimeraient pas la nature, c’est les premiers écolos. Je ne te parle pas du chasseur qui ouvre sa bouteille de rouge à 8h du matin, je te parle du vrai chasseur comme moi j’ai connu toute ma vie en Corse. Des passionnés de la nature, des passionnés des chiens et de leur travail, chasser le sanglier qui est chez nous un nuisible qui fait beaucoup de mal à l’agriculture. Il faut à un moment que l’humain soit le régulateur des sangliers sinon ils massacrent tout. La chasse, pour certains c’est barbare, pour la Corse c’est la vie normale, il y a quelque chose d’archaïque.
Lesia est dans cette transmission intergénérationnelle de ce qu’ont fait les femmes et les hommes avant elle tout simplement. Et aussi permettre cette inflexion dans le récit pour comprendre que c’est juste un prétexte pour passer du temps avec son père et comprendre cette relation universelle qu’on a pu reproduire enfant, à savoir plaire à nos parents, les séduire, leur faire croire que ça nous intéressait pour avoir un peu d’amour aussi. Ça me paraissait être un ressort pertinent. Au-delà de tout schisme masculin/féminin. C’est plus profond que ça. Elle sert à table, pas parce que c’est une femme, mais parce qu’elle cherche à se rapprocher des hommes et écouter ce qu’ils disent. Elle comprend la teneur de l’enjeu de vie ou de mort qui pèse sur ces hommes et donc elle veut aussi leur rendre service et amener sa pierre à l’édifice. Donc elle se dit « je vais faire un café. Je vais faire un café car j’ai besoin de comprendre ce qu’ils racontent, je sens bien qu’il y a un danger ». À un moment donné, les deux hommes arrêtent même de parler et se regardent, la regardent et elle pose sa tasse et retourne dans la cuisine mais elle continue à écouter derrière.
T : Le montage fait clairement un parallèle entre chasse et chasse à l’homme.
JC : L’homme n’est pas un loup pour l’homme… L’homme est un sanglier pour l’homme. Ça permet de montrer un contraste entre l’homme et le sanglier et deux fins qui ne se ressemblent pas. Une qui tue et l’autre qui épargne à dessein. Ça amène beaucoup de choses en termes de grille de lecture de voir cette jeune fille, qui pourtant aurait pu briller aux yeux de son père en tuant ce sanglier, qui décide de briller différemment. Elle en a marre de donner la mort à ces sangliers.
T : C’est là où je voulais en venir avec cette idée de transmission patriarcale du système de la violence, qu’elle semble refuser à un moment donné.
JC : C’est ce qu’il se passe, il y a quelque chose qui se délite dans cet héritage de la violence. Elle prend les bonnes choses de son père et arrive à en rejeter les mauvaises. Elle s’autorise un pas de côté, qu’elle n’assume pas complètement et son père voit clairement dans son jeu. C’est alors d’autant plus tragique qu’à la fin elle finisse par donner la mort malgré elle, mais c’est ce que la vie lui a imposé. Comme son père avant elle qui ne pouvait plus se regarder dans la glace. Elle s’est dit que c’était son chemin de tuer elle aussi à son tour. La tragédie.
T : C’est étonnant cette arrivée du cinéma corse, en une seule année, avec À son image de Thierry de Perreti, ou encore Borgo de Demoustier pour le contexte même s’il n’est pas lui-même corse.
JC : Il y a aussi Frédéric Farrucci, distribué aussi par Ad Vitam, Un mohican, qui sort en mars. On s’est retrouvé tous les trois avec de Peretti à tourner au même moment il y a un an. C’est assez inédit dans l’histoire du cinéma mondial que trois réalisateurs issus de la même région, aidés par cette région, tournent des narratifs dans cette région en même temps. Il y a du hasard mais c’est aussi je pense une volonté politique de soutenir le cinéma corse et cette terre d’accueil pour des cinéastes qui n’étaient pas corses comme Demoustier et tant d’autres avant lui. Beaucoup d’histoires tournées en Corse ne se passent même pas en Corse. Il y a eu une volonté de notre part de se réapproprier nos histoires qui ont été trop souvent racontées par d’autres, pour les traiter avec nos yeux, de manière plus juste. Il y a eu une sorte Riacquistu comme on dit chez nous, il y a eu le Riacquistu des années 1960-1970, avec la réappropriation de la langue, de la culture, des chants et le nationalisme corse à ce moment là, et peut-être qu’aujourd’hui c’est un Riacquistu cinématographique qui s’opère.
T : Il y a un vrai parallèle à dessiner entre ton personnage et celui de de Peretti, avec ce personnage de femme qui regarde, observe, sans la médiation de l’appareil photo cependant. C’est fort que vous vous réappropriez cette histoire collective par le prisme du personnage féminin, qui d’ordinaire ne participe justement pas à cette histoire sanglante.
JC : C’est vrai. Je me suis dit « mince, on n’est pas en train de faire tous les deux la même histoire ? ». Ce sont tous deux des films d’époque, lui les années 1970-1980, moi les années 1990. Je ne saurais pas l’expliquer. Il y a des choses comme ça qui sont dans l’air du temps et qui émergent comme ça d’un coup. Une forme de petit saut quantique.
T : Comment fonctionne la diffusion en Corse ?
JC : Ça fonctionne merveilleusement bien. Il y a un peu moins d’une dizaine de salles, mais on a fait la première du film en Corse à Lama, au festival de Lama, un magnifique petit écrin au cœur du village perché sur les montagnes avec la mer au fond, c’est magnifique. Pendant la projection on voyait passer des chauves-souris, et l’odeur du maquis s’élevait du sol, c’était magique. Le film a été extrêmement bien reçu, donc on a été soulagés. On a fait d’autres festivals, par exemple Artema, puis on a fait toute une tournée d’avant-premières dans toute la Corse, il y a deux-trois semaines. Et le film est sorti la semaine dernière, donc quinze jours en avance sur la France. L’accueil est très chaleureux, très émouvant, pour notre plus grande joie. Tant de personnes ont fait honneur au film, on a fait 9000 entrées avec les avant-première la première semaine, ce qui est beaucoup pour un petit territoire comme ça.
T : C’est super, on va continuer de soutenir le cinéma corse !
JC : C’est tout à fait ça, et ce soir c’est l’avant-première parisienne !
Et il s’en alla prendre le métro pour se rendre à l’avant-première de l’UGC des Halles.
Entretien mené à Paris le 07 novembre 2024,
retranscrit par Zoé Lhuillier.
Le Royaume de Julien Colonna, le 13 novembre 2024 au cinéma