Entretien avec Luàna Bajrami
On l’a remarquée en tant qu’actrice, en lycéenne terrifiante dans L’heure de la sortie de Sébastien Marnier en 2018, puis en servante dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma l’année suivante. On se souvient du regard perçant de Luàna Bajrami, et d’une difficile scène d’avortement. Ce même regard, ces mêmes yeux sont passés de l’autre côté de la caméra : nous l’avions découverte avec intérêt en tant que réalisatrice de La Colline où rugissent les lionnes, et en attendions encore plus de son film suivant.
D’un film à l’autre, elle creuse le sillon d’une jeunesse empêchée au Kosovo, réactualisée dans son second film Notre Monde, à travers le portraits de deux sœurs en quête d’émancipation. Lorsqu’on rencontre Luàna Bajrami pour cet entretien, on lui dit avoir « plutôt » aimé son nouveau film. Elle nous coupe instantanément : « On peut en parler très librement ! Après tout, un film n’est pas fait pour être apprécié à 100%. » On sait alors que l’échange sera fertile, et l’ambiance sereine.
Tsounami : Ton envie de faire ce film comme le film lui-même, commencent par des archives. D’où est parti Notre Monde ?
Luàna Bajrami : La genèse du film vient en effet d’archives. D’abord, je voulais continuer de parler de la jeunesse, de faire une sorte de diptyque, voire plus, sur la jeunesse au Kosovo, et de manière assez universelle. Pendant le confinement, je suis tombée sur un carton avec plein de VHS de ma famille, soit 30 ans d’archives ! Au départ, le film était bien plus centré sur cette caméra, cette idée de mémoire, de se créer du souvenir et de se rappeler. Finalement, ça prend une place bien plus petite, mais en tout cas qui ouvre et qui clôture le film comme une boucle, parce que je crois que c’est la boucle qui me passionne.
Tsounami : Et tu intègres cela à quelque chose d’un peu nouveau dans ton cinéma : l’Histoire du Kosovo. Ce film se déroule en 2007, soit un peu avant l’indépendance… À quel moment est arrivée cette temporalité ?
LB : C’est venu après, pendant l’écriture. (un temps) J’avais une révolte intérieure, où je me disais qu’il ne faut faire que des films intemporels et universels ! (elle rigole) Bon… je suis revenue sur ma position ! Je voulais plus ancrer le film dans une réalité, sans en faire un film politique, ni raconter l’histoire du Kosovo. Mais je trouvais cette période hyper intéressante historiquement, et puis l’idée de mettre en abîme la quête de ces deux filles là dans un pays lui-même en quête d’un statut, de définition, je trouvais cela intéressant, en tout cas que cela servait la dramaturgie. Et surtout, ça rendait concret l’état dans lequel était cette jeunesse. Je dis tout le temps « le film a beau se passer en 2007, il est en fait très actuel ».
Tsounami : La temporalité des personnages ne correspond pas à la tienne. C’était volontaire ?
LB : Oui je ne parle pas trop de moi.
Tsounami : En revanche, entre ton premier film et celui-ci, on a des actrices un peu plus âgées, il y a une idée de progression. Tu parlais de diptyque, mais s’il y a un troisième film, ce serait des actrices…
LB : (elle nous coupe)…qui auront trente ans !? Non, je pense que c’est surtout naturel. En fait, on a un peu le même âge avec les comédiennes, ce qui est d’ailleurs assez étonnant sur un plateau de tournage. Je pense que c’est une question de maturité face à ce que l’on est en train de raconter. Une grande partie de ma préparation c’est ça : faire comprendre aux personnes avec qui je travaille ce que je veux raconter, son enjeu. C’est instinctif, même pas réfléchi… En plus je n’aime pas parler d’âge! « Moi, tu m’parles pas d’âge – Mbappé » ! (on rit tous les trois)
Donc oui, c’était assez naturel. Et assez frappant même de voir que la vérité qu’apportaient les comédiens collait complètement au récit, malgré le fait qu’il se déroule en 2007. Mais je trouve ça désolant en fait, que ces émotions là soient tout le temps les mêmes. D’une génération à l’autre ça se répète, c’est des boucles, c’est…
Tsounami : Alors justement. Tu mets en scène ce sentiment de surplace qui traverse les générations, et on a l’impression que la question n’est pas réglée, même après l’indépendance du Kosovo. Il y a toujours cette sensation vis-à-vis de l’Europe par exemple..?
LB : Totalement. C’est drôle parce que l’attente que l’on raconte dans le film (de l’indépendance, ndlr), on l’a tournée pendant qu’on attendait la libéralisation des visas, c’est-à-dire pour pouvoir sortir librement du pays. Mais ce n’est déjà plus d’actualité parce qu’en janvier dernier, ça s’est relâché. Maintenant, c’est l’attente de son entrée dans l’Union Européenne ! Il y a toujours une nouvelle attente, qui crée du surplace. Déjà, j’espère que cette histoire des visas va changer beaucoup de choses, parce que ça permet de sortir du pays et de voir autre chose. C’est difficile de se construire quand tu n’as qu’une vision d’une seule réalité. L’état d’errance était un sujet pour moi.
Tsounami : Une errance que tu mets en scène plusieurs fois avec The Blaze notamment. C’était LA question qu’on voulait te poser : comment ? pourquoi ? c’est tes cousins ? Parle nous de The Blaze !
LB : C’est mes potes haha ! Non en vrai, je ne les connais pas du tout ! Il y a The Blaze partout dans mes films. C’est l’enfer, il n’y a plus de musiques là, il faut que je les appelle pour qu’ils recomposent des trucs ! Il s’agirait de sortir un album pour mon prochain film ! D’ailleurs je les ai vu à l’Accord Hotel Arena, c’était incroyable !
Tsounami : Ça a l’air d’être en tout cas un terreau de mise en scène et d’influences sur tes deux premiers films.
LB : Complètement ! Déjà, leurs clips sont merveilleux. Et ce qu’ils racontent en termes d’identité, de rapport à soi, à son pays, ça faisait beaucoup écho avec ce que je racontais, ce que je ressens. J’avais écrit mon premier film sur Territory. Et j’arrive en montage, et je me dis « jamais j’ai cette musique ! » Ce n’est pas possible tu vois, ça me semblait inatteignable. Et là, je pose quand même la musique sur l’image, et ça marche comme si j’avais tourné avec le son… Ça m’a rendu OUF ! Je me suis dit « il faut absolument qu’on prenne contact avec eux ! »… Et ils ont dit ok. La collaboration s’est faite, et c’était reparti pour le deuxième. Sur Notre Monde, je n’ai pas fait de composition originale, j’ai juste mis pleins de sons.
Tsounami : Oui ! Tu utilises la musique comme contexte, par exemple Gorillaz comme musique référente des années 2000, de la musique kosovare pour mettre en avant un territoire à la fois géographique et musical.
LB : Oui, et il y a même de l’argentin ! A Donde esta la Libertad ! Non en fait, c’est juste que ma playlist est aussi diffuse que dans le film. Et c’est un peu pareil dans la vie quoi !
Tsounami : Le fait de passer de l’un à l’autre surtout, en effet. Comment as-tu trouvé la musique kosovare ?
LB : Pour la musique kosovare, c’était surtout pour Adelina Ismajli qui apparaît dans un clip à la télévision dans le film. C’est une figure locale, la première meuf des Balkans à casser tous les codes. Elle était pendant très longtemps une référence de liberté pour toutes les jeunes femmes. C’était une idole. Et elle a pleins de sons qui sont très révolutionnaires, révoltés, en colère. Elle incarnait surtout une figure de provocation : ses interventions étaient ultra provocantes. Après, il y a aussi Elita 5, plus classique et utilisé en fond dans une scène au café. C’est le genre de musique que j’écoutais avec mon père, qui pleure aussi une diaspora partie… Je pense que ça raconte beaucoup du quotidien de ces jeunes là. Et puis il y a aussi de la musique de club, qui n’est pas du tout kosovare, et j’ai écrit le film sur cette musique là. J’étais dans un café au bled au Kosovo, et il ne passait que de la musique d’ascenseur. D’un coup, j’entends ça, et je fais « whaaat », je me perche pour shazamer le truc, et ça m’a bouleversé. Je l’ai écouté en boucle pendant toute l’écriture du film.
Tsounami : Tu jouais l’un des personnages de ton premier film. Dans le second, on te voit au casting. Comment s’est déroulé tout ce travail ?
LB : Ben c’est à dire que c’est moi qui ait fait tout le taff quoi ! (elle rigole) Après le premier film, où j’avais fait aussi le casting, j’ai voulu retenter l’expérience. Il faut préciser qu’au Kosovo, ça n’existe pas les directeurs de casting, les agences… il n’y a pas de système mis en place. Ça passe surtout par des contacts, des rencontres. Mais moi je tenais au circuit traditionnel du casting : on se rencontre, on se teste, et on voit comment la collaboration peut exister. C’est toute une expérience que je tire de mes connaissances de comédienne. J’ai un désir particulier pour les personnages, de qui va les incarner, c’est là le centre du film. Ça pourrait l’être moins, mais c’est un film sur elles. On voit à peine où elles sont, et le duo était essentiel. Je n’avais donc pas de place pour moi dans le film. Je ne voulais expérimenter la réalisation et rien que ça. Pour le casting, je pense être désormais toujours très présente à cette étape là, parce qu’elle est tellement essentielle pour moi.
Tsounami : Le casting a été long ?
LB : Le problème, c’est que ce que j’appelle long, les autres trouvent ça court, donc bon… On a mis un bon mois et demi en intensif, et après ça a été beaucoup plus de préparations. Le casting était fini pour moi quand elles se sont rencontrées toutes les deux et que je me suis dit que le duo marchait vraiment bien.
Tsounami : Tu travailles d’abord à partir d’influences littéraires, et cela même avec ton chef op’ par exemple, et le cinéma arrive en second…
LB : C’est vrai ! Je ne sais pas pourquoi, je suis plus littéraire que ciné. Ça ne veut pas dire que je n’ai pas d’influences cinématographiques. J’en ai même plein, mais elles sont tellement loin ! Par exemple, si je vous dis que mes influences sont Tarantino, Tim Burton mélangé à Aronofsky, c’est un peu le bordel ! Mais pour celui-là je parle beaucoup d’Andrea Arnold parce que Fish Tank (2009) nous a beaucoup marqué, et c’est quand même assez cohérent avec ce qu’on a fait.
Avec mon chef op’, on s’est rencontré en discutant de Nicolas Mathieu. On parlait beaucoup de son travail. C’est un auteur contemporain, et il y a plein de livres assez récents qu’on a directement envie d’adapter au cinéma : ils sont tellement visuels ! Nicolas Mathieu raconte une région à sa manière, c’est assez intéressant. Et on a « cliqué » un peu là-dessus. On en parlait comme si on voyait là même chose alors que tu ne sais jamais ce que voit l’autre. Avec mon chef op’, on s’est beaucoup plus entendu sur une énergie et une atmosphère, que sur une image elle-même. On a quand même fait des moodboards mais c’était plus de l’ordre de la palette de couleurs que d’un plan en particulier : on veut ça, comment on le traduit?
Tsounami : Ton chef op’, tu le connaissais d’abord en tant qu’ami avant de travailler avec lui ?
LB : Non, on s’est rencontré dans un cadre pro : il a lu mon scénario et on s’est retrouvé devant une table, et on a discuté. J’avais 18 ans et j’étais là à me dire « Bonjouuuur comment je caste un chef op’ ? » Sur La Colline…, c’était notre premier film à tous les deux. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’était conflictuel mais il y avait une part d’angoisses et de peurs qui pouvaient être un peu limitantes. Sur ce film, c’était comme une avancée pour nous parce qu’on avait la même grammaire, le même vocabulaire, plus de maîtrise technique… C’était bien plus fluide que sur le premier. C’est marrant de construire une relation comme ça, de commencer en même temps.
Un silence.
Mais du coup elles sont où vos réserves sur le film ?? C’est ça qui m’intéresse !
Tsounami : …surtout sur la dimension politique du film. avec toute cette situation exposée à travers les personnages et leurs vécus… cela semblait limitant de reléguer toute cette dimension dans un hors-champ. Par exemple les manifestations : on voit quelqu’un qui en revient plutôt que la filmer directement. Mais d’après ce que tu viens de dire, c’était ta volonté de passer surtout par les personnages…
LB : L’aspect politique de cette période est tellement intéressant que même moi, à l’écriture, j’avais une frustration : comment est-ce que je peux plus documenter ça ? Très vite, j’ai du laisser ça de côté, parce que d’une part ce n’était pas le sujet et parce que je pense que ça mérite un vrai docu, un truc hardcore. Aussi parce que c’est révélateur de la région et de la situation bancale des statuts, de guerres identitaires etc… Mais effectivement ce n’était pas un désir de ma part. Pour ce film en tout cas.
Tsounami : Mais ce serait quelque chose que tu aimerais mettre en scène ?
LB : Ça ne m’intéresserait pas en fiction. En documentaire ouais, pourquoi pas. Mais ça demanderait… du taff.
Tsounami : Tu regardes beaucoup de documentaires ?
LB : Beaucoup ! D’ailleurs mes monteurs viennent du documentaire, c’était même leur premier long métrage de fiction. Le documentaire c’est un baptême du feu je pense. J’ai l’impression que si t’arrives à faire un documentaire, alors tu arriveras à tout faire! Après je dis ça aussi du court métrage, je trouve ça très dur. C’est bien plus dur pour moi qu’un long métrage parce que c’est une capsule toute petite, il faut la maîtriser.
Tsounami : Enfin, quelque chose qui nous a surpris, c’est que Toledano et Nakache sont sur le film ! Et même Pathé ! Comment t’es-tu retrouvée à travailler avec eux ?
LB : On tournait Une Année Difficile pendant que je préparais Notre Monde. Donc je faisais beaucoup d’allers et retours France-Kosovo, et d’ailleurs, ils adorent raconter que j’étais arrivés en retard le premier jour de tournage. Mais genre SUPER en retard, genre 3h quoi. L’enfer. Et on est devenu assez proche, ils ont découvert au fur et mesure que je tournais un film, et puis on s’est serré la main à la fin de leur tournage. Ils m’ont dit « Bon ben si t’as un problème, tu nous appelle hein ! » Ben du coup j’ai eu un problème, et je me suis dit « ben je vais les appeler ! » Ils ont lu le scénario, et ils ont kiffé. J’ai l’impression qu’ils ont un fort désir de soutenir la jeune génération, Ils sont montés sur le projet avec la Gaumont, et leur influence a été plus importante en post-production. Ils avaient sur le montage un regard un peu neuf, de la distance. Ils le disent eux mêmes : ils n’y connaissaient rien de cette région.
Tsounami : Gaumont partirait sur un autre film avec toi ?
LB : Attends je l’appelle je vais lui demander ! J’espère que oui. À mon avis ça dépend des projets plus que des personnes. Je ne pense pas que je suis dans cette position là, et je sais même pas si j’en ai envie en fait. Je pense qu’il faut s’associer avec ceux qui croient en ce que tu fais. S’ils ne comprennent rien à ce que tu as écrit, vaut mieux pas qu’ils soient là. Mais j’aimerais bien continuer avec eux, c’est une grosse équipe avec des jeunes et des moins jeunes… Ils sont assez cools.
Entretien réalisé à Saint-Ouen, le 16 avril 2024.
Notre monde de Luàna Bajrami, sortie le 24 avril 2024