Stéphane Demoustier : « J’adore écouter une langue au cinéma »  

Entretien avec Stéphane Demoustier, à l’occasion de la sortie de L’inconnu de la Grande Arche 

La rencontre avec Stéphane Demoustier pour son nouveau film L’inconnu de la Grande Arche devait se faire en même temps que celui que nous avons fait avec Swann Arlaud, c’est-à-dire dans la fameuse Grande Arche. Mais manque de pot, annulation le jour J, report deux semaines plus tard. L’entretien se fait finalement dans les petits bureaux du Pacte, dans lesquels le grand Stéphane Demoustier apparaît comme un géant. « J’ai l’impression d’être un généraliste en consultation qui enchaîne des patients » dit-il en plaisantant. Je lance le dictaphone, la consultation peut commencer : 

Tsounami : Le film revient à un premier amour, celui que vous avez avec l’architecture. Pourquoi être revenu à un sujet sur un architecte?

Stéphane Demoustier : Ce n’était pas tellement conscient, ce retour à l’architecture, mais il se trouve que j’avais lu La Grande Arche (2016) de Laurence Cossé. Au moment où je le lis en 2016-2017, les droits sont déjà pris, et ça me paraissait impossible de le faire, avec tous les enjeux de reconstitution que cela mettaient en jeu. Le film ne m’était pas accessible, il était trop ambitieux. Il y a quelques années, j’apprends incidemment que les droits sont de nouveau libres, et je me dis que ça m’intéresse encore. J’ai essayé de creuser pour voir s’il y avait un film : beaucoup d’idées au départ, j’en abandonne beaucoup en chemin, et on développe ce qu’il reste. Plus on les travaille, plus elles gagnent en épaisseur. J’avais confiance en l’idée de faire un film sur un architecte, même si ça peut paraître rebutant sur le papier. Ça pose des questions esthétiques passionnantes pour un metteur en scène, et des questions politiques qui nous engagent tous. Mais ce qui comptait beaucoup au départ, c’était la question de la faisabilité.

T : Effectivement, le film se passe dans les années 1980 : quelles ont été les décisions dans la manière de faire reconstitution ? L’époque n’est pas fétichisée, mais pourtant on est dans une totale acceptation esthétique.

SD : Vous avez raison, le parti pris était le suivant : pas de fétichisation, se dire qu’il faut que ce soit une évocation. Un cas très précis, c’est Michel Fau pour incarner François Mitterrand : il s’agit d’évoquer, non d’imiter Mitterrand. Concernant les années 1980, je me fichais complètement de faire potentiellement des anachronismes. Je m’en foutais que le bureau de Mitterrand ne soit pas à l’identique de celui sur les photographies, l’important est qu’il y ait un esprit des années 1980. C’est pareil pour les voitures : il y a peut-être des voitures de 1986 alors que ça se passe en 1984… Et si ça se trouve, d’ailleurs, on ne fait peut-être pas d’anachronismes ! Pas d’ultra-précision, mais une atmosphère. 

Après, cela étant dit, je suis grandement aidé par le fait que j’ai filmé des lieux patrimoniaux qui n’ont pas tellement bougé depuis les années 1980, des quartiers et lieux de pouvoir qui sont figés dans le temps, il y a quelque chose d’un peu intemporel qui fait qu’on y croit vite en ajoutant deux-trois costumes et accessoires.

T : Pour être plus précis autour de la figure de François Mitterrand, il y a dans le cinéma français une sorte de point aveugle autour de la figure du Président : il existe beaucoup de films sur la politique, mais peu de fois un Président de la République est mis en scène. Comment vous êtes-vous emparé de ça ? 

SD : Il y a bien longtemps, avant de faire du cinéma, j’ai travaillé au ministère de la Culture dans l’administration de la section Architecture, mais j’étais souvent en relation avec le cabinet. Donc je voyais parfois le ministre dans les couloirs, en réunion, pas en représentation publique quoi. Je n’ai eu que des aperçus de ça, mais ces moments de vie m’intéressaient, et il faut les saisir. Qu’est ce qu’une rencontre au bureau présidentiel entre un président et un architecte ? Ce sont deux êtres qui se parlent, cette vibration de dialogues d’homme à homme. Et ne surtout pas entretenir la sacralisation que peut mettre en scène la politique, toujours ramener les événements à hauteur d’individus. Ils ne devaient pas incarner des fonctions, et ça c’est grandement aidé par l’incarnation, qui ramène du trivial. J’ai dit plus tôt que je ne voulais pas être dans l’imitation, mais je ne voulais pas non plus tomber dans la parodie. Encore et toujours l’évocation.

T : Les projections cannoises et avant-premières ont relevé quelque chose, c’est que le film a indubitablement un côté comique. Est ce que c’était présent dès l’écriture, où est ce que c’est arrivé plus tard ?

SD : Le comique était présent dès le départ. Il y a quelque chose d’ubuesque déjà à vouloir construire ce Cube, et j’aime beaucoup les films qui allient profondeur et humour. Je n’avais pas tellement de références de films d’architecture, mais je sais que Nanni Moretti est un cinéaste très inspirant pour moi. D’arriver à être politique, drôle et personnel. Je pense comme ça au Caïman (2006), mais de manière générale, il arrive à être personnel pour lui-même et d’autres protagonistes. Donc dès l’écriture, je pense que j’avais envie d’avoir ce côté drôle. Mais il y a quelque chose dans la condition humaine de comique, ce sont des gens qui veulent faire de leur mieux et qui se prennent les pieds dans le tapis. Et mes personnages veulent faire un truc tellement grand, que cela crée des problèmes encore plus énormes et drôles.

T : Dans un entretien qu’on a eu avec Swann Arlaud il y a quelques jours, il nous a mentionné le fait que l’architecture lui a rappelé le dessin. Et après discussion dans la rédaction, il s’est esquissé l’idée que le film touchait aussi à une esthétique de bande dessinée : dans le cadrage, ou même dans la caractérisation de vos personnages…

SD : J’entends parfaitement là où vous voulez en venir, mais étrangement je n’avais aucune référence à la BD, je ne connais pas bien cet art. Mais effectivement, dans le fait que Johan Von Otto soit anormalement grand, c’est presque cartoonesque. J’accueille le parallèle, mais il n’a pas été conscientisé. C’est là malgré moi.

T : Pour ce film vous changez radicalement de format d’image, avec le 1:37. Ce format est-il arrivé naturellement à cause du Cube ?

SD : Oui exactement, on se disait avec l’équipe qu’il fallait faire entrer le spectateur dans la psyché d’un gars obsédé par le Cube. Toutes ses constructions sont en forme de cubes, surtout ces églises. Il fallait que le spectateur soit lui aussi obnubilé par ce Cube. Donc il y a la forme dans le cadre même de l’image, et des jeux de motifs en permanence. On parlait de références, il nous en restait une qui est celle des films de Depardon, Partie de Campagne (1974) par exemple, mais aussi Reporters (1981), Urgences (1987)… Tous des films pellicules et en 1:37. Ça a permis de jouer sur le cadrage, mais aussi sur la colorimétrie : toutes les couleurs sont uniformes et grises, mais celles vives sont très fortes, ce qui crée un contraste. Le rouge par exemple, on a beaucoup joué sur le rouge du chantier, on a fait en sorte qu’il bave presque, parce que cela nous plaisait, et que cela racontait bien l’époque. Et pour en revenir au format presque carré du 1:37, c’était très structurant pour l’image. Et cette contrainte nous a stimulé.

T : C’est malgré lui, mais le film au moment de Cannes est beaucoup entré en résonance avec The Brutalist (Brady Corbet, sortie en début d’année, ndlr), surtout vis-à-vis de certaines scènes assez similaires entre vos deux architectes. Qu’en pensez-vous ?

SD : C’est-à-dire que j’ai appris l’existence du Brutalist en cours de tournage, et je me disais « qu’est ce que c’est que ces conneries ?! Un film sur un architecte, il ne manquait plus que ça… ». Et je l’ai vu en début de montage, et j’étais assez soulagé. Parce que si c’est effectivement l’histoire d’un architecte, c’est surtout l’histoire d’un survivant de la Shoah. J’ai voulu faire un film sur un type qui perçoit le monde, la vie, au prisme de sa condition d’architecte, ce qui n’est pas exactement ce que met en scène le Brutalist. Et il a surtout une mise en scène totalement différente de la mienne, beaucoup plus exubérante, exaltée. C’est un film qui crie quand le mien chuchote. Le passage à Carrare est effectivement drôle, car il a tourné dans la carrière en face de la notre ! Et le geste est quasiment le même, on embrasse tous les deux le marbre. Mais c’est pas la première fois que ça m’arrive en plus : quand j’avais fait Borgo (2023), les films corses ont bourgeonné ! Une vague corse. On s’inscrit dans un mouvement sans s’en rendre compte, et c’est comme ça qu’on peut revenir à l’idée de cinéma comme collectif, par le jeu des résonances.

T : C’est d’ailleurs une belle idée dans votre film, de faire exister d’autres architectes. Ieoh Ming Pei est en train de faire construire la Pyramide du Louvre, et Paul Andreu vient aider Johan Otto von Spreckelsen… Pourquoi avez-vous choisi cet architecte précisément ? Parce que c’était celui du livre adapté, ou pour une autre raison ?

SD : Le livre m’a beaucoup aidé, parce que c’est à travers lui que je découvre dans Johan Otto un personnage profondément romanesque. Et aussi un état de fait qui était qu’on ne savait rien de lui, qu’il y a un mystère autour de lui. Je ne fais pas de film quand il n’y a pas de mystères. Et je ne fais pas un film pour essorer le mystère, mais plutôt pour l’épaissir, l’entretenir. On connaît la vie de tous les architectes récents, sauf lui. Et le livre ne nous en dit finalement pas plus. 

Paul Andreu dans le film, je l’aimais bien parce qu’il incarne l’architecte qui arrive à lier l’idée et le réel, là où échoue Von Spreckelsen… C’est là toute l’équation à résoudre en architecture. C’est un film qui parle aussi d’une époque des Grands Travaux, une période où l’on construisait beaucoup parce qu’on avait les moyens, et une vision politique qui s’exprimait avec beaucoup d’audace. Ce sont des projets radicaux : la Pyramide, la Grande Arche de la Défense… Des projets très avant-gardistes, et c’était audacieux de la part de Mitterrand. On peut lui reprocher bien des choses, et le film ne s’en prive pas, mais il y avait une vision politique qui nous manque grandement aujourd’hui.

T : Le film circule entre plusieurs langues : français, dannois, un peu d’anglais et d’italien… 

SD : Dans mon cas, les langues m’ont particulièrement intéressé. C’est peut-être là aussi une différence avec le Brutalist, je tenais aux langues. Je tenais au dannois, au fait que l’architecte et sa femme parlent dannois dans leur intimité… Je tenais à toutes ces langues car elles racontent un idéal international et européen. Et tout simplement parce que je trouve ça magnifique ! J’adore écouter une langue au cinéma. J’adore écouter un film de Kiarostami. Je suis ravi de le voir aussi, mais à écouter c’est tellement beau ! Je trouve ça charnel, et je voulais qu’il y ait cette sensualité qui s’exprime. C’est mon premier film avec ce mélange, il y avait un peu de corse dans Borgo, mais là c’est beaucoup de langues, et surtout des langues non latines auxquelles je ne comprenais strictement rien, et j’ai aimais me confronter à ça.

T : Comment ça se travaille au tournage ? Beaucoup de traductions j’imagine ?

SD : Claes Bang ne parlait pas du tout français. Il avait donc en permanence une traductrice bilingue français-dannois, une connaissance de longue date, et elle faisait la circulation. J’avais la traduction des scènes, et je me rendais compte qu’au bout de la dixième, quinzième prise, j’arrivais à savoir ce que telle sonorité voulait dire, où j’arrivais à comprendre où ils en étaient dans la scène. Mais c’était évidemment très différent de diriger comme ça. Parce que le travail de la traductrice était de me relever quand il changeait quelques mots ou répliques dans la scène. Et au montage on a tout fait sous-titrer scrupuleusement, pour que je sache ce qu’il dit et à quel moment.

T : Pour chaque film que vous avez réalisé, vous avez un compositeur de musique différent. Pourtant il se dégage de votre filmographie une certaine continuité là-dessus. Pour ce film-là, comment s’est déroulé votre travail avec Olivier Marguerit ?

SD : J’ai adoré travailler avec lui. À vrai dire, je n’aimerais avoir à travailler qu’avec lui maintenant. Mais je sais déjà que pour le prochain, ce ne sera pas lui, je suis obligé de prendre un italien pour des raisons de production… J’avais rencontré Marguerit sur une série pour laquelle j’ai réalisé quelques épisodes, et la collaboration s’était tellement bien passée que je l’ai débauché pour ce film. Donc il était là bien en amont du tournage. La musique qu’il avait composée avant le tournage n’était finalement pas celle que l’on a retenue, mais c’est pour dire que le dialogue avec lui a été constant.

Il marque un temps.

La vérité est que la musique pour moi c’est comme la BD, j’ai pas du tout une grande culture musicale, et je n’ai pas d’intelligence musicale. C’est-à-dire que quand je pense un film, je pense à un rythme mais pas à une mélodie. Je sais que certains cinéastes indiquent dans leurs scénarios des idées d’atmosphères musicales, pour moi c’est impossible. Par contre, dès le montage, je sais où j’aurais besoin de musique. Et c’est là que tout se joue, où je rentre en discussion avec quelqu’un qui me donnera de la matière. Je ne saurais pas établir les correspondances musicales entre tous mes films, sinon que ce que j’aime c’est une musique qui insuffle un caractère, qui n’est pas juste une simple illustration. Une injonction plutôt qu’une illustration. Avec Marguerit on s’est dit qu’il n’y aurait pas beaucoup de plages musicales, mais que quand elles étaient là, elles prennent de la place. La musique ne doit pas s’excuser d’être là. 

C’est toujours difficile de parler de musique, mais j’avais l’idée de métrique, et je sais que Spreckelsen écoutait beaucoup Bach matin midi et soir, et la musique était très importante pour lui. C’était pour lui l’art suprême, l’art supérieur qui arrivait avant tous les autres arts, et qui en admirait sa pureté. Donc de l’épure affirmée, et que cela évoque le Cube, et démerde toi avec ça ! *rires*

Après la musique c’est très empirique, il faut tester et trouver, et il y a, à un moment, quelque chose qui s’impose.

Entretien réalisé par Corentin Ghibaudo

à Paris, le 20 octobre 2025