Critique | Emmanuelle d’Audrey Diwan, 2024 | Festival de San Sebastian
Des magazines peu inspirés ont beau s’emparer du sujet chaque été, il y a une profonde mésentente à l’égard de l’érotisme. Considéré autrement qu’en parent pauvre de la pornographie (une sexualité censurée et implicite en quelques sortes), l’érotique consiste plutôt en un jeu de désir et de séduction qui en passe par autre chose que le sexe brut, partie du corps ou pratique. Une lampe, un pied, une bretelle qui se coince, tout peut devenir érotisme avec de l’imagination — condition essentielle au bon fonctionnement de la machine érotique. Partant de là, de quoi Emmanuelle premier du nom, était-il le symbole ? D’un phénomène de société (presque 9 millions d’entrées et plus de 550 semaines d’exploitation sur les Champs-Élysées), d’une vision du sexe érotique mais aseptisée (et masculine, donc jugée acceptable), d’une imagerie légale, à l’opposée des supposées déviances que la loi X pensera encadrer l’année suivant sa sortie. Rien de pornographique et encore moins d’érotique somme toute, ni de signifiant dans l’histoire des arts.
Pour que rien ne change, il faut que tout change
Le remake d’Emmanuelle trouvait alors son intérêt dans une réactualisation à la mode d’aujourd’hui du film de 1974, en se souciant de subjectiver tous les personnages (sans oublier les féminins donc), notamment en se concentrant sur leur propre plaisir, sujet totalement absent des productions de l’époque. Pour que tout change, il faut que rien ne change dit l’adage ; chez Audrey Diwan, c’est le contraire : il lui a fallu dépoussiérer tout un mythe, de la femme au fauteuil en passant par les lieux communs de l’emballement du désir (l’avion, une destination exotique), pour réaliser un film de la plus pure des traditions, binaire et coupé du réel. Le film procure d’abord un étrange sentiment de vide, par ses scènes à majorité silencieuse comme par son intrigue, ultra-minimale, consistant en un voyage d’affaire ayant pour but d’évaluer les performances d’un hôtel de luxe hong-kongais, mission qui se transforme peu à peu en la recherche d’une faute grave pour virer une dirigeante (Naomi Watts) pourtant compétente (encore des femmes mises en rivalité donc). Si le gros d’Emmanuelle consiste donc en des séquences d’ambiance traversées par une Noémie Merlant mutique dont le corps semble comme réagir au cadre et s’imprégner de l’atmosphère de ce lieu aux tons paradisiaques et inquiétants (l’ambiance imparable de la scène de la tempête en témoigne), la sexualité est introduite dans le récit avec un parfum de secret et d’interdit. Il y a d’une part Kei (un homme mystérieux qui semble cacher des choses très mystérieuses, mystère mystère…), mais aussi une organisation parallèle et illégale du travail du sexe au sein de l’hôtel, orchestré par l’administration elle-même. Il faut bien justifier le prix du décor, et dénoncer le trafic sexuel à bon dos.
Emmanuelle, alors témoin d’un service précaire offert comme un luxe enrobé de diamants aux occidentaux, devient actrice et s’empare de son propre désir. Elle le chevauche, elle le travaille. Loin de tous ses repères, Emmanuelle succombe, Emmanuelle découvre. Et dans son final, d’un esthétisme pompier composé de travellings circulaires supposés représenter l’enivrement, Emmanuelle jouit. Son orgasme se manifeste par un bruit rauque, animal, un bruit masculin. Littéralement, l’orgasme revanchard de la femme remplace celui trop entendu des hommes. Et puis c’est tout, clap de fin. Sous le couvert d’une conscience politique et féministe, Emmanuelle propose un nouveau regard certes, mais un regard tout aussi limité. Les rapports de genre sont ainsi réduit à une opposition entre l’homme et la femme (mais voir les rapports sous le prisme de l’opposition, c’est déjà du masculinisme !), et il règne en arrière-plan un fantasme d’ailleurs jamais déconstruit, un fétichisme de l’étranger au bon coup de rein. En bref, l’idée inconcevable que l’on se réalisera toujours plus dans l’ailleurs plutôt que dans l’ici et le maintenant. Au colonialisme ambiant et à cette lecture de genre réductrice s’ajoute ainsi une vision globale bourgeoise, faisant de la quête du plaisir un Graal que seule une classe supérieure peut s’offrir, au détriment des autres, surtout grâce aux corps prolétaires. Un cinéma tout le temps opportuniste, un féminisme de jet-set.
Emmanuelle d’Audrey Diwan, le 25 septembre 2024 au cinéma.