Critique | La Voie du serpent de Kiyoshi Kurosawa | San Sebastian
Avec La Voie du serpent, Kiyoshi Kurosawa signe le remake de l’un de ses propres films, Le Chemin du serpent qui date lui de 1998, et s’essaie à un jeu toute en subtilité de distanciation et approfondissements vis-à-vis des motifs qui ont forgé son style à partir de la fin des années 1990. Un écart géographique tout d’abord, puisque Kurosawa a tourné ce film en Île-de-France avec un casting majoritairement français, mais aussi de style car, lorsque le film commence, la propreté de l’image semble le démarquer d’expérimentations que le cinéaste pouvait faire sur la matière contenue dans les pixels et autres appareils numériques (Kaïro en tête). Mais en fin de compte, c’est quand même une histoire glauque saisie sur une caméra de fortune qui hante le film, mais surtout ses personnages.
Antoine, un journaliste (Damien Bonnard), et Sayoko, une psychiatre japonaise (Kō Shibasaki) kidnappent un homme (Mathieu Amalric) et le séquestrent. Ils lui passent la vidéo d’une fillette, et le premier lit à voix haute le procès verbal du cadavre de sa fille, retrouvée dépecée comme un animal. Ils cherchent les coupables, à se venger. Ce qui frappe immédiatement dans la première partie du film, c’est le « réalisme moyen » de ces événements extraordinaires, dans une mise-en-scène précautionneuse, héritière d’un certain âge d’or post-muet : on déplace le corps dans un sac de couchage en plein Paris, la traque est un chemin de croix, une souffrance qu’on endure le regard vide. Ce sont en tout trois hommes qui sont enlevés, puis une organisation et deux femmes complices qui sont pourchassées. La répétition de ces gestes, le labeur de leur accomplissement et le surplace littéral de l’enquête dans quelques lieux à peine accompagnent ainsi cet effet et tracent le premier geste du film ; avant que celui-ci ne se retourne sur lui-même pour questionner son (maigre) postulat de départ. Si toutes les informations du thriller sont délivrées dans un but certain, l’heure tourne et l’intérêt de cette étrangère dans la quête de ce père endeuillé demeure un mystère. Qui est-elle ? Un serpent, un esprit frappeur ?
La révélation de ses intérêts véritables élève le film à un nouveau degré de lecture, forçant à relire tous les événements précédents à l’aune de la manipulation qu’on découvre ; un twist classique en somme, mais qui fait alors revenir le thriller aux horreurs primitives du cinéma de Kurosawa. La fille n’a pas simplement été tuée, elle aurait été prise dans un trafic d’organes d’enfants, et la dépouille de son corps aurait été filmée (dans le film originel, il s’agit d’un snuff movie). Chaque plan appelle à interroger sa composition, son cadrage : où se situe l’horreur la plus insoutenable entre d’une part la vidéo d’une enfant torturée, et le visage de son père à quelques centimètres de la télévision qui diffuse la scène ? Et lorsque le film s’empare de la vidéo diffusée, chaque pixel, chaque seconde participe au voyage jusqu’au bout de l’horreur que subit Antoine. Une telle économie de plans et de moyens sembleraient presque d’un autre âge, mais l’éthique à laquelle s’emploie le cinéaste en ne filmant jamais l’inimaginable intensifie l’anéantissement dans lequel finit le personnage. Le film en devient même cruel lorsque, dans son dernier acte, il se désintéresse même de son protagoniste pour recentrer le récit sur la psychologue, véritable personnage principal dont l’achèvement de la quête intime en passe par la résolution intéressée de celle d’un autre.
La Voie du serpent est donc un film hanté. Par un film interdit qui lui ronge les entrailles, mais aussi par le serpent qui discrètement cerne sa proie et la dévore, et repart le long du chemin, le sien et rien que le sien.
La Voie du serpent de Kiyoshi Kurosawa, aucune date de sortie pour le moment.