18 films à voir avant de faire votre top (4/5)

Atlantic Bar / Music / Au cimetière de la pellicule / Passages

Tout au long du mois de décembre, nous revenons sur l’année cinématographique écoulée. Ici, nous vous proposons des textes sur des films forts qui seront malheureusement trop oubliés par les différents top : Atlantic Bar de Fanny Molins, Music d’Angela Schanelec, Au cimetière de la pellicule de Thierno Souleymane Diallo et Passages d’Ira Sachs.

Atlantic Bar de Fanny Molins

© Solab Pictures

J’ai du bistrot au cœur, des nuits de visages et de mains tordus, des journées dilatées, dilapidées. J’ai d’abord été émerveillé par Atlantic Bar ; il parlait ma langue. Les heures lentes des processus de démolition, des vies confettis ; ces espaces de résistance pour les grappes de malheurs en forme de destin, où l’on y fait encore un peu d’amour, d’amitié, des rencontres.

Documenter le silence, l’invisible social, qui se cache dans nos bars est probablement un geste infiniment répétable. Voilà un matériel qui ne tarira jamais.  C’est pourtant à double tranchant, l’écueil n’est pas neuf : le misérabilisme, la complaisance romantique, la sur-esthétisation du massacre quotidien. J’ai d’abord aimé Atlantic Bar ; j’ai été absolument séduit, me laissant aller à mes penchants, mes émotions, mes chers souvenirs. Je l’ai laissé sédimenter, sûr de mon coup comme la foudre. Qu’est-ce qu’il m’en reste maintenant ? Il m’a alors fallu un second visionnage : et ça tient. Sur le fil du rasoir : on craint le spectacle, le zoo ; on l’a parfois, souvent, mais pas tout à fait comme on pourrait le craindre. Ça n’a plus la magie à laquelle on pensait : tout sonne un peu moins franc… et pourtant, ça existe et ça se tient. Faute d’intimité non jouée, on a bel et bien le théâtre assez réel de ceux qui n’en mènent pas large. On peut difficilement reprocher tout à fait à la caméra de Fanny Molins d’avoir été prétexte à malentendu : on se manquerait tout à fait, si, une fois ensemble, nous n’avions pas l’air et les chansons d’une cour des miracles. Il y a d’ici à la caricature de soi-même la distance d’une vie bien concrète à laquelle il suffit d’un regard – pas même d’un objectif – pour s’animer de manière tonitruante, rouler les mécaniques, se déverser tout à fait… On se reconnaît, c’est le jeu, et contrairement à ce que peut croire Paris, il n’a pas inventé les cafés-théâtres. 

Peut-être aurait-on souhaité moins d’étrangeté ; ou carrément plus encore, enfin une décision. Les séances de confessions nous jouent l’intimité, mais l’on voit bien que le spectacle continue ; malgré tout, on reste à la surface du désastre. Allez savoir si cela tient de la retenue… et j’entends encore la voix de Straub nous appeler  à la patience, la longue patience, pour conjuguer les contraires, la discrète harmonie du réel : documenter une réalité, c’est laisser émerger la violence que toute tendresse réelle recèle, et inversement. Sans quoi, on se risque à contempler l’abîme et ses fantômes lisses. Il y a sans aucun doute suffisamment de gestes et de maux dans un bar pour ne pas avoir à laisser les victimes de l’objectif se débattre en interprétations… Ou alors, pousser jusqu’au bout, plus loin, radicaliser ces sessions confessions, que l’on s’y noie aussi. « En vérité, comment rester à la surface sans demeurer sur le rivage ? » Ce film est aimable, infiniment aimable. Il ne chute pas, il tient à ces vies confettis, à ces corps fêlés. Comme une petite lucarne, un pied dans la porte ; donc, une indécision à certains égards bien propre.

Par Bastien Babi

Music d’Angela Schanelec

© Shellac Distribution

Music a fait peu de bruit, comme — injustement — le reste de l’œuvre d’Angela Schanelec. En France, malgré ses deux Ours d’argent ainsi que la rétrospective qui lui a été consacrée lors du dernier Festival international de cinéma (FID) de Marseille en 2020, la berlinoise fait de faibles audiences. « Secs, rigides, lents et sinistres ; C’est ça la “Berliner Schule”. » Oui, le cinéma allemand de la nouvelle nouvelle vague ne brille souvent pas par sa frénésie : cela en fait justement une exquise mélodie. Ce dernier film semble être la quintessence du cinéma de Schanelec. L’une des plus grandes réalisatrices de notre temps qu’il s’agira enfin d’apprécier à sa juste valeur.

Dans la chaleur d’une Grèce rustique se trouve un lointain mythe, gommé de son surplus de signifiances pour n’en garder qu’une abstraction dense. Telle est l’essence même de tout mythe : des couches et surcouches de sens, d’écorce que l’on ajoute ou que l’on enlève. Ici, l’Œdipe y est tellement délesté de toutes strates de signification que la langue y est quasi-absente. Le langage qu’est le silence, le vide d’un espace rempli par un temps indéfectible, le mouvement sans geste, imperceptible murmure : un regard. Le mutisme d’Angela Schanelec exprime l’incommunicable. Héritage sans conteste bressonien, sa direction d’acteurs tend vers un jeu dépouillé et froid. Les acteurs et actrices ne jouent pas, ils se laissent traverser : ce ne sont pas eux qui jouent les émotions, c’est nous, spectateurs, qui les jouons. Les compositions strictes et minimalistes de la cinéaste, faisant preuve d’une extrême rigueur, laissent de ce fait une place à un autre, à un moment : un espace de temps. Dans son sur-contrôle, Schanelec fait place au fortuit : un coup de dés millimétré pour ne jamais abolir le hasard. Le hasard d’un geste, d’une intonation de voix, d’un chien qui passe… Grâce aux nombreuses ellipses temporelles, le temps s’indéfinise. Les scènes ne deviennent plus que pures durées, pures apesanteurs dans un pur espace :  l’écoulement d’une rivière tranquille, le passage flottant de nuages, la marche chantonnante d’un air de musique suivie par un lent travelling. L’épaisse texture des plans de Music reste impalpable et aérien. Le flux continu de lenteur fait de cet écoulement de mouvements un temps suspendu. L’absence, le non-dit — ajouté à l’ultime non-vu œdipien —, permet de sentir et entendre le silence, de soupeser les images comme on sous-pèserait les mots. Nous nous laissons, de même, flotter dans cet air énigmatique ; un air diaphane et musical.

Par Safa Hammad

Au cimetière de la pellicule de Thierno Souleymane Diallo

© L’image d’après

Thierno Souleymane Diallo part en quête, il cherche Mouramani. Ce n’est ni un chef africain en mesure de lui accorder une faveur quelconque, ni le nom d’un gros diamant enfoui six pieds sous terre au milieu de la forêt, mais un film réalisé en 1953 par Mamadou Touré. L’un des, si ce n’est le tout premier film réalisé par un cinéaste d’Afrique francophone. Alors pour le trouver, TSD avance en Guinée, de village en village, et filme les fantômes du cinéma africain : des salles de cinéma désaffectées, des bouts de pellicules de films pornographiques, des DVD piratés, des cours sans caméra, des films sans images, des guerres sans pistolets… Filmer des fantômes, ça en fait des choses concrètes devant la caméra ! Sur le chemin, il trouve tout le cinéma, et en même temps pas grand-chose. Il filme le passé pour mettre en scène le futur : l’état du cinéma africain, c’est peut-être ce qui attend le cinéma tout court. Cet art tellement gourmand en machinerie, en énergie, tout ça, au fond, ce n’est pas grand-chose.

TSD filme parce que c’est un cinéaste, TSD se fait filmer, acteur de son film, parce qu’il s’inscrit dans la continuité de ces fantômes, un peu aussi les siens, ceux de tous ceux qui cherchent à filmer. Peut-être pourra-t-il les conjurer ? Au fond, le statut de la primauté de Mouramani n’efface pas sa caractéristique essentielle : c’est un film. Un fantôme de plus. A quoi sert un film ? Un film, juste un film, on pourra toujours l’oublier, d’ailleurs c’est le cas de tous ceux qui l’ont vu : ceux qu’il interroge connaissent le nom du réalisateur, connaissent le titre, l’histoire, mais quand il s’agit d’en parler, d’en parler vraiment, on ne sait plus trop. TSD, sur le chemin comme à l’arrivée, en partant à la recherche de l’inutile, trouve forcément de la beauté, parce qu’un film qui a disparu, on pourra aussi toujours le refaire. Fantôme vivant.

Par Grégoire Benoist-Grandmaison

Passages d’Ira Sachs

© SBS Distribution

Il y a des films comme ça qui font office d’évidences. C’est un film qui ne passe pas dans nos esprits pour aussitôt disparaître. À peine sorti, on a envie de s’engouffrer à nouveau dans une salle pour passer un nouveau moment en son sein. Franz Rogowski aussi reste longtemps. Tout comme son personnage : il parasite l’esprit, prend de la place, et subsiste. Ses vêtements, sa manipulation, son égoïsme, restent imprégnés. Car c’est ce dont parle Passages : l’égoïsme pur, ravageur qui s’impose. De manière très insidieuse on saisit toute la complexité d’un personnage qu’on aurait pu côtoyer. On aurait pu se faire avoir, se faire embobiner, par le charme, les beaux sourires, la finesse d’esprit. Et ça fait peur. Alors on s’accroche à une Adèle Exarchopoulos lumineuse, qui sourit comme pour apaiser, qui tente d’aimer comme pour survivre. On s’accroche aussi à un Ben Whishaw sensible, qui semble porter cette relation dans sa chair, dans ses traits tendus, dans son regard vide, comme un stigmate. Plusieurs films tentent de dépeindre l’emprise, mais rarement avec autant de justesse que celui-ci. On pourrait le résumer comme ça : c’est l’histoire d’un homme au charisme indéniable, ayant du succès au cinéma, et dont toutes limites d’empathie auraient été anéanties. Il ne se concentre sur rien d’autre que sur son cœur qui bat, et son pouls qui frappe au fil des cavales à vélo dans un Paris jamais fantasmé, en transit entre deux foyers qui ne sont pas les siens mais qu’il hante pourtant. Passages, ce sont des scènes de sexes extraordinaires. De la chair. De la beauté d’un diamant qu’on aurait tenté de trop polir mais qui reste brillant par ses imperfections.

Par Imène Benlachtar