18 films à voir avant de faire votre top (1/5)

Ashkal / Fairytale / Jet Lag / À pas aveugles

Tout au long du mois de décembre, nous revenons sur l’année cinématographique écoulée. Ici, nous vous proposons des textes sur des films forts qui seront malheureusement trop oubliés par les différents top : Ashkal de Youssef Chebbi, Fairytale d’Alexandre Sokourov, Jet Lag de Zheng Lu Xinyuan et À pas aveugles de Christophe Cognet.

Ashkal de Youssef Chebbi

© Jour2fête

En roulant sur les routes intranquilles de Tunis, je ressens la lourdeur et l’étranglement dessiné par le film Ashkal, où l’atmosphère terne de la ville a remplacé la pluie amorphe de Fight Club. Ma première impression en regardant ce film est d’admirer la justesse avec laquelle Youssef Chebbi, le réalisateur, dresse le portrait de la Tunisie d’aujourd’hui. Il est loin de la naïveté euphorique qui a caractérisé le cinéma pré-Révolution (2011) et rejette le fantasme révolutionnaire du cinéma qui l’a suivi. Il met plutôt en scène des personnages débarrassés de leurs idéaux et rongés par leurs doutes. Le choix de situer l’intrigue dans la zone urbaine, le quartier résidentiel de jardin de Carthage où plusieurs bâtiments n’ont pas fini leur construction, est révélateur des rêves perdus de la jeune génération tunisienne. Cet espace fait de béton et de gris renferme le reflet de l’accident tunisien dont l’hubris d’un temps s’est éteint sur les pavés délaissés des beaux quartiers.

L’histoire policière de Ashkal reprend le motif du brûlé vif, avec la police qui enquête sur une série de morts qui s’immolent par le feu. Cette image du brûlé, un Michael Myers tunisien incendié au troisième degré, renvoie inévitablement au suicide de Mohamed Bouazizi dont le sacrifie a engendré la révolte des tunisiens contre la dictature en décembre 2010. L’image est récurrente : elle apparaît également dans Harka, sorti la même année. 
« Brûler » (تحرق) a une deuxième signification dans le dialecte tunisien, et désigne l’action de traverser illégalement les frontières. Un regard croisé sur ces deux films révèle l’inquiétude incommensurable d’une conscience tunisienne perdue, traumatisée par l’ombre brûlée de Bouazizi. Là où Harka rendait compte de l’échec individuel et se soldait par une extinction de soi, Ashkal pose le constat d’une faillite commune. Le regard éloigné de la policière à fin du film ne peut que constater le sacrifice collectif d’une société en perte de repère et d’espoir. Le film ne détourne pas le regard du contexte tunisien actuel et pose le décor d’un processus de réconciliation voué à l’échec par la corruption et la gloutonnerie. La réussite du film tient donc à sa représentation de personnages passifs, incapables de résoudre une affaire qui les dépasse. Le lien est direct avec l’écroulement institutionnel de l’Etat tunisien, où les citoyens pourtant avides de liberté, ne réussissent toujours pas à reprendre leur destin en main.

Par Yacine B.C. Mosley

Fairytale d’Alexandre Sokourov

© DR

Qu’errent côte à côte au purgatoire Adolf Hitler, Benito Mussolini, Joseph Staline et Winston Churchill n’était assurément pas dans votre bingo 2023. Le monstrueux – de par sa filmographie – Alexandre Sokourov nous a peut-être offert le film le plus inattendu de l’année avec Fairytale, œuvre ô combien iconoclaste, outrancière puis déconcertante enfin.

A l’instar de son ouverture digne de la fin des temps par laquelle d’épais nuages noirs envahissent l’écran, Fairytale provoque d’abord d’abord l’excitation, en ayant à l’esprit l’œuvre picturale colossale du bonhomme. Le maître russe va-t-il nous gratifier de son inégalable souffle créatif ? Ses lumières bistres, ses flous et déformations ? Il va pourtant bien falloir oublier ses Élégies, Faust ou Mère et fils : car en vieil homme visiblement très inquiet de l’état du monde, Sokourov préfère plonger son spectateur au cœur-même de l’effondrement de la civilisation du XXème siècle – et donc par extension, de notre époque contemporaine.  Fairytale cite assurément sa trilogie du pouvoir sur des dirigeants totalitaires à la fin de leur règne : d’abord amorcée avec Moloch en 1999  sur Adolf Hitler, elle se poursuit trois ans plus tard avec Taurus sur Lénine et s’achève en 2005 avec Le Soleil, sur l’empereur Hirohito. Au menu des dictatures ce jour : Adolf Hitler, Benito Mussolini, Joseph Staline et Winston Churchill — tous particulièrement bien conservés. 

Fairytale est radical (euphémisme chez Sokourov) par sa mise en œuvre. Aucune trace d’acteur, comme ce fut le cas pour la trilogie du pouvoir. Car qui de mieux que Joseph Staline pour incarner Joseph Staline ? Fairytale donne vie à des images d’archives, leur insuffle une nouvelle existence en s’appuyant sur des attitudes authentiques, des physiologies. Le mystère de cette fabrication taraude durant tout le film. Pourtant nulle trace d’IA ici.

Hitler, Mussolini, Staline et Churchill errent donc au purgatoire et espèrent franchir les portes du paradis — devant lesquelles campent Napoléon et Jésus, en immuables et impartiaux juges. Pour Sokourov, le pouvoir et les humains s’entraînent mutuellement. Ici, en petits pions qui trimardent, tous sont redevenus humains et ne présentent plus rien de sacré. Au purgatoire, Hitler, Mussolini, Staline et Churchill ressassent ainsi leurs projets de conquête, via des litanies quasi psalmodiées et ridicules.

Sokourov réalise bel et bien un conte magique et convoque un fantastique digne du roman gothique via des décors dessinés au crayon qui feraient concurrence au Piranèse et à Gustave Doré, de manière assez évidente : des roches, des collines, des falaises, une minéralité plus grande encore que ces hommes.

Fairytale est un conte purement grotesque, d’une inventivité formelle remarquable et qui cumule des situations qu’aucun autre film de 2023 ne pourra se défier d’avoir : Joseph Staline allongé, mort dans son cercueil, se plaignant de ses bottes trop petites, puis qui somme Jésus d’aller travailler, Napoléon qui tend une bombe à Hitler. Avec le recul, il est difficile de ne pas considérer le film avec un regard purement amusé, probablement le même qu’a eu Sokourov en le réalisant. 

Par Alice Grasset

Jet Lag de Zheng Lu Xinyuan

© Norte Distribution

Est-ce que ça s’est vraiment passé ? J’ai l’impression d’avoir été suspendue sur un autre fuseau. Décalage horaire et de mémoire. Je n’ai que des bribes de ce film. On m’a proposé d’écrire dessus en me disant « mais si, tu te souviens ? C’était un de tes films préférés de l’année ! ». J’ai mis un temps avant de me le remettre en tête, je savais que j’avais été bouleversée. Ça paraît si lointain. Quelques souvenirs qui me restent en tête. 

D’abord l’errance : une grande errance dans ce documentaire, un journal filmé de cette jeune cinéaste chinoise, Zheng Lu Xinyuan, bloquée dans un hôtel pendant la pandémie. Elle voyage, elle essaye de se souvenir. Elle aussi, essaye de se souvenir. Elle cherche à s’occuper, à s’ennuyer de la bonne manière. Comment faisait-elle pour repousser les murs confinés et ouvrir de nouvelles perspectives à travers l’œil d’une caméra ? Comment a-t-elle pu errer si loin en restant si proche ?

L’appareil joue, en décousu : elle nous montre des plans de choses, des plans tellement zoomés que ça en devient abstrait ; des choses tellement communes qu’on en a oublié de vraiment les regarder. Il y a le noir et blanc, il y a son corps. On le voit, on voit ses cheveux courts aussi. Le corps devient paysage, le paysage réel devient tableau. On voit sa famille, les appels en visioconférence. On cherche à comprendre, eux aussi, cherchent à comprendre. Combien de temps cela va-t-il durer ?

Je me souviens aussi de son passé. Ils partent tous en Birmanie (ou sont-ils partis bien avant le confinement ?). Encore un pays que je n’avais jamais vu à l’écran. Aussitôt découvert, aussitôt oublié. Ils cherchent le passé du grand-père, ou de l’arrière grand-père. Ils pensaient qu’il possédait une chaîne de magasins ou de supermarchés, alors qu’en réalité, il n’avait qu’une toute petite épicerie. Les souvenirs ont aussi déformé leur réalité. On peut tout embellir dans un souvenir, on choisit ce que l’on veut garder. Comment se rappeler de cette période si claire et floue du printemps 2020 ? Est-ce qu’on n’embellit pas la réalité, nous aussi ? Elle me rappelle l’ennui, de la voir comme ça, étendue sur son lit, ou devant la grande fenêtre. Elle me rappelle le plaisir de l’ennui, et tout ce temps devant soi.

Par Lucile Laurent

À pas aveugles de Christophe Cognet

© DR

« – Le sol recrache des fragments humains en permanence. »

Puis le titre apparaît. Nous avons des preuves, des traces, une mémoire faite de photographies, des images précieuses. Car tout ça, ça a eu lieu. L’ineffable, l’invisible, a eu lieu. Et ce n’est pas si loin ; à quelques pas comme quelques décennies avoisinantes. Or, le monde n’oubliera pas, jamais ; ou alors la Terre sera là pour lui rappeler – lui recracher son horreur au visage.

À pas aveugles, sorti en mars dernier, montre Christophe Cognet, son réalisateur, plaçant sa caméra là où d’autres avant lui, prisonniers, avaient dissimulé leurs objectifs. Il figure les quelques restes d’images vaillantes que ces photographes avaient su figer durant leur enfermement dans les camps de la mort. Ayant imprimé sur feuilles transparentes les cadres, il retrace les architectures d’antan, les techniques hypothétiquement abordées pour ne pas se faire remarquer, les vestiges des lieux. Les prises de vue d’hier deviennent celles du film d’aujourd’hui, et cet entremêlement des temps s’expose très clairement comme une contrainte obligatoire qui, ne nous y trompons pas, s’impose à nous en une règle nécessaire, un devoir de mémoire, la survie de l’Histoire. Nous sommes mis dans l’horreur, la leur, et de notre regard renaît le leur, sans aucune dissimulation.

Aux creux des images contemporaines, reconstitutions ou travail au centre de conservation, quelques panneaux sur fond noir creusent des hypothèses et précisent les connaissances. Cognet tente l’impossible : reconstituer les gestes. Il ouvre quelques issues de compréhension, quelques replacements empathiques, mais tout ça semble bien complexe. Pour autant, et c’est un allégement, il arrive parfaitement à garder la distance humble et requise pour ce genre de projet. Il est vrai que les camps de concentration ont de nombreuses fois été mis en scène au cinéma, mais il est cependant rare de trouver des cinéastes capables d’effacement pour leur sujet et suffisamment modestes et justes pour ne pas faire d’une horreur un spectacle. À pas aveugles gagne donc tout notre respect, notre œil critique ; puisqu’en ne crachant pas sur les morts, il offre la survie de leurs reflets, de leurs images, de l’existence comme un hommage, une dignité.

« – Donc les victimes sont toujours là, en fait, dans la terre, en permanence aussi ?

   – Exactement. »

Par Aliosha Costes