15 films top hors top (4/4)
Comme chaque année maintenant, nous revenons sur quelques films qui nous ont beaucoup intéressé mais sur lesquels nous n’avons pas eu le temps de (suffisamment) nous attarder. Heureusement pour nous, pauvres humains, il n’est jamais trop tard pour une belle découverte de dernière minute avant de constituer le Top Ten ultime !
Sidonie au Japon – Elise Girard
Écrire c’est ouvrir. C’est un.e artiste qui crée, suivant son médium et son style, un navire à l’allure personnelle et aussi éternel que l’instant de l’écriture est fugace.
Sidonie, incarnée par Isabelle Huppert, s’y connaît. Romancière à succès, à la carrière aussi fulgurante que ses pertes : famille et mari morts dans deux accidents de voiture, un best-seller publié, puis plus rien. Elle s’est ouverte brièvement et, des années plus tard, l’on s’engouffre encore dans son esprit. Cette entrée est multiple : des fenêtres, des miroirs, des portes, des livres, tout dans l’appartement de Sidonie est ouverture, tout est à découvert, si bien qu’on connaît l’anatomie de sa chambre comme le contenu de ses bibliothèques.
La lecture tout en verticalité des plans larges laisse Isabelle Huppert se perdre, comme notre œil, dans toutes les droites de l’aéroport Charles-de-Gaulle. La longue focale écrase les perspectives et étouffe autant de lignes de fuite que ne pourra pas emprunter la romancière : elle pourra y mettre toute sa mauvaise volonté, elle doit partir à Osaka, elle y a été appelée pour la réédition de son Ombre portée. S’efforcer de lire des plans désespérément vides mais foisonnants de droites stagnantes, qui détonnent de nos canons. Mais, quand même, être rassuré par ces bons vieux panneaux lumineux qui annoncent le retard de l’avion qui semble, derrière une immense baie vitrée, garder un œil sur la salle d’attente.
Et une fois arrivée, douche froide, le langage n’est plus le même. À Osaka, on ne parle pas mais on nous montre. À grands moulinets de bras, des agents indiquent la sortie. M.Mizoguchi, l’éditeur de Sidonie, se contente d’un salut laconique avant de prendre ses affaires sans le lui demander, et son chauffeur répond mécaniquement à sa révérence par une autre. Ce n’est pas seulement la langue qui est atteinte, c’est toute la communication. Dans le pays des fantômes, on ne parle pas beaucoup, surtout avec les étrangers, mais on communique. Sidonie apprend avec nous le langage de ses hôtes du même temps qu’elle réapprend à écouter. On finit par composer avec le film, à raccorder ses incohérences et son rythme de montage comme l’étrange diction de ses acteur.ices, à un tout plus personnel, à la lecture.
Que dit un film pareil ? Comment, plutôt, dit un film pareil ? S’il s’approche de la substance de son médium, c’est bien pour en profiter. La verticalité de ses plans, l’accrochage constant de sa direction, la lente réalisation de son personnage principal qui finit par ne plus subir le rythme nippon. Elle compose avec pour écrire le film, après des années de pages blanches. Digérer son deuil sans pouvoir l’excréter, devoir vivre avec, le porter alors même qu’il broie toutes ses tentatives littéraires. Enfin, réussir à voir, à entendre, à communiquer avec son mari, défunt, qui ressort du plan comme du film comme un cheveu sur la soupe de cette normalité écrasante.
Enfin, on crée la surprise, pour jouer de cadres et de sentiments, on accepte de ne pas écrire juste, ou d’écrire pour oublier. Parce que finalement, les sentiments s’écrivent dans un film comme sur un papier d’une plume, ou une toile d’un pinceau : provisoirement, et juste pour soi.
Antoine Jury
Le Tableau Volé – Pascal Bonitzer
Antoine Compagnon publie cette année son nouvel essai La littérature ça paye (Éditions des équateurs, 2024), et hasardement, Pascal Bonitzer d’une autre manière nous prouve qu’il peut en être de même lorsque nous vendons un tableau sans véritablement s’intéresser à son esthétique, seulement à sa valeur. André Masson (Alex Lutz), commissaire-priseur, apprend que Martin (Arcadi Radeff), jeune ouvrier, aurait en sa possession un tableau signé Egon Schiele : « Les tournesols », volé par les nazis et jusque-là disparu. André et son ex-femme estiment la valeur du tableau à plusieurs millions d’euros, la mère de Martin tombe dans les pommes dans un hors-champ badin en apprenant la nouvelle.
L’argent irrigue le récit, l’Art est un produit qui doit se vendre ; mis à part de brèves paroles élogieuses à l’égard de l’œuvre, elle n’est qu’estimée, marchandée, négociée. L’ouvrier refuse de garder le tableau, d’avoir « du sang sur les mains » pourtant personne n’est dupe, une telle somme pourrait lui permettre de s’émanciper de sa condition ouvrière. Derrière une phrase honnête se cache un certain déni, justifié par l’humilité de son personnage. C’est dans ce microcosme où l’Art devient peu à peu synonyme d’une vicieuse hypocrisie, de mise à nu littéralement, qu’André demande à sa stagiaire, Aurore (Louise Chevillotte), si elle est prête à « faire la pute » pour son métier, pour ne pas que l’objet parte à la concurrence. Le tableau perd de sa matérialité pour laisser place à un concert de discussion, comme débattant du prix d’un sachet de légumes dorés.
Le monde ouvrier, dans une atmosphère faustienne, coexiste avec le milieu bourgeois toujours en quête de nouvelles acquisitions, se battant à coups de milliers d’euros balancés comme nous jetterions des avions de papier. Bien que Pascal Bonitzer ne se détache pas tant de la classe bourgeoise puisque la caméra ne se préoccupe pas réellement de la vie ouvrière, nous ne pouvons pas ôter au film une certaine fascination pour le personnage d’Arcadi Radeff. Lorsqu’André noie sa peine dans l’alcool en pleine soirée, Martin s’épuise à la tâche quelques heures plus tard, la nuit tombée. Ce dernier se voit recevoir tous les honneurs – au contraire d’André – une fois la séance d’enchères terminée, par un torrent d’applaudissements qu’il reçoit avec joie, le visage timide mais souriant; instant de grâce pour un personnage avec qui la modestie fait corps. Le visage de Martin en gros plan lorsqu’il entend toutes les propositions d’achat dans la salle de vente est assurément la plus belle image du film.
Si l’on considère André Masson comme le personnage principal, sa stagiaire souvent passe au second plan avec une histoire familiale complexe et timide d’un point de vue scénaristique. Elle se substitue à son odieux supérieur dans un moment propice en devenant actrice de l’affaire. Lorsqu’André est au bord du gouffre, affalé dans son lit, le sang rougi par l’alcool, Aurore offre une solution à ce dernier. La stagiaire surpasse le commissaire-priseur, la hiérarchie n’a plus de sens puisque l’apprenti, au moment où on ne l’attendait pas (démissionnaire) tire son épingle du jeu. La boucle est bouclée, le tableau a fait des heureux, a fait caprice mais surtout s’est vendu.
Erwan Mas
Smile 2 – Parker Finn
Il fallait d’abord essayer de décortiquer pourquoi j’ai autant aimé Smile 2. Je suis allé dans un premier temps du côté de son socle de références, en le comparant au plaisir pris lors de la sortie de Hérédité et de la découverte de son auteur, dont la mise en scène se relie à plusieurs endroits avec celle de Parker Finn, spécifiquement dans ses instants les plus tape-à-l’oeil (le plan séquence inaugural, tous les cadrages tête en bas). Si la comparaison ne tient la route guère plus longtemps et a mis mon analyse en échec, c’est par une différence d’approche narrative : adieu la solennité tragique pompeuse de Ari Aster, au profit d’un récit dont la clé se niche davantage dans une tradition psychiatrisante du personnage (de Hitchcock à Polanski), de l’exploration de ses traumatismes et de ses angoisses.
Skye, pop-star à l’aube d’une tournée mondiale à la suite d’une longue période de rehab, est contaminée par un démon – qui lui fait halluciner tout son environnement comme parasité par des malins rieurs, goguenards, et la pousse à la folie ou à la mise en danger d’elle-même. L’histoire d’un symbiote rongeur qui cherche à tuer son hôte pour se propager, dans un décor de vastes espaces luxueux et impersonnels. L’occasion de cadrer les scènes d’horreur avec beaucoup de malice et de précision, de mettre en image des intérieurs trop grands, trop éclairés soit de lumières blanches agressives dans les studios, soit de stroboscopes nauséeux sur scène ou en répétition. Et de rendre justice au jumpscare, figure de style la plus décriée du genre horrifique, pourtant au centre de toute l’effrayante efficacité de Smile 2 : il ne s’agit plus de faire surgir la monstrueuse surprise depuis un coin ou au virage d’un corridor sombre, mais de faire du cadre un lieu d’insécurité. Le jumpscare offre le surgissement de visions formelles hallucinantes (et d’abord tous les visages déformés par les smile), et épouse toute la stratégie de mise en scène du film : la peur mise en mouvement, la peur est un mouvement.
Pierre Guidez