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Courrier d’un lecteur de Tsounami sur son année 2024

Il est une petite poignée de films qui vous font sortir de la salle comme augmenté, vous donnent soif de vivre et envie du monde, de sautiller sur place, de parler à des vieux, de regarder un arbre. Ce fut Desordres, l’année précédente, Pacifiction celle d’avant, peut-être aurait-ce été Shrek il y a 20 ans si j’en avais eu le moindre souvenir. En 2024, nulle révélation et pourtant un beau voyage, cartographié par des notes prises au gré des films vus de janvier à décembre. Leur point de départ : l’angoisse. Angoisse de ne rien faire de tous les films vus, de ne rien faire de sa cinéphilie. Angoisse de ne pas connaître les échanges fiévreux et ivres, d’où naissent les idées les plus contestables énoncées avec la plus grande certitude. 

J’ai donc tout écrit, pris par le plaisir de l’accumulation, et cette note qui grossissait au fil des mois, devenant énorme à force de nouvelles entrées, venait m’apporter cette certitude minimale qu’est la quantité. J’essaie ici de tailler dans le gras pour parcourir un peu une année de cinéma.

L’année a commencé sous le signe du journal intime. 11 mois plus tard, je me jette à l’eau. Peut-être cela fera-t-il plouf.

Hello, Goodbye : Baker, Rozier

J’arrive en retard, Rozier vient de partir. Heureusement il a laissé derrière lui quelques films.

Maine océan 
Ça a le bon goût de l’aventure, des congés, des plans foireux et du romanesque de vendredi soir à lundi matin. De rencontre en rencontre, on se laisse glisser jusqu’à l’ivresse, jusqu’à une samba de salle des fêtes. Et puis viens la gueule de bois du retour où le trajet île d’Yeu-Nantes a des airs de bout du monde.

Mais j’aime probablement trop Rozier pour bien parler de ses films. 

Sean Baker est toujours là, lui.

Four Letter Words
À 15h, j’ai réussi à décoller pour le retrouver. Nous avons rendez-vous au Grand Action où il passe souvent ces temps-ci. Il neige et la salle où j’atterris est froide.

Nous sommes quatre à ne pas nous regarder.

La nuit gagne peu à peu, les invitées partent, des bières sont descendues et les langues se délient. Le film saisit parfaitement les subites confidents pour une heure ou deux, le fond de la pensée lâché dans la nuit. 

Prince of Broadway
Sean et moi, c’est du sérieux. Celui-ci est mon préféré, comme l’était le précédent, comme chacun de ses films avant que j’en découvre un autre. 

L’enfant est roi, c’est lui qui vit le plus. Il est l’opposé du milliardaire d’Anora. L’un n’a aucun frein à l’expression de son désir, l’autre, tout l’en empêche, à commencer par son petit corps frêle qui se fait trimballer, emmitouflé dans une doudoune. Mais le désir du riche est triste, celui de l’enfant non. Il n’est pas triste car même pas appréhensible, parfaitement anarchique. Je n’ai aucune idée de ce qui peut lui passer par la tête et le vois étaler son caca sur le mur, foutre une torgnole à son père, au chien, à tout ce qui passe. Et Baker nous fait être avec lui, nous laisse regarder sa moue absorbée par des mac and cheese et n’y rien comprendre, comme il nous fait être avec Lucky, qui l’aime sans savoir quoi en faire, être avec Serena, sa mère qui veut de cet enfant mais ne peut pas s’occuper de lui et en gerbe.

Baker filme toujours l’altérité et donc des rapports sociaux.

Cet autre, c’est le riche dans Anora, le bébé ici, les femmes (en hors champ) dans Four letter words, la vieille dans Scarlet

De ces rapports naissent des contraintes et son cinéma se situe là, dans ce qu’il y a d’individu au milieu. 

A la guerre comme à la guerre

Qui veut jouer au critique se donne des ennemis – ou des moulins – à ferrailler gaiement.

Le Comte de Monte Cristo
Petite liste exhaustive des choix de mise en scène quand tu ne veux surtout pas faire de choix :

  • Le clair-obscur sur les visages quand il fait sombre
  • Les cheveux irisés quand on est au soleil
  • La caméra qui suit les réactions physiologiques du personnage. Il s’effondre au soleil, allez on penche le cadre. Il est blessé, allez on fait voir un peu flou. Il court, elle court.
  • Les champ contrechamp en gros plan à chaque dialogue
  • La fumée partout, tout le temps. En intérieur, en extérieur aussi. Pour soi-disant donner de la texture à l’image. J’ai l’impression de me faire enfumer.
  • Les méchants sont très méchants, la preuve ils ont des cache-oeil.

Aucune scène, aucune chair à laquelle s’accrocher. Il ne reste donc que de l’os à ronger, de la narration à gros traits à laquelle tout est subordonné. J’ai encore faim.

Daaaali
Dupieux m’énerve, il fait n’importe quoi n’importe comment. Peut-être que je le prends trop au sérieux. Mais sa façon de ne considérer le spectateur que comme un consommateur (quand il dit qu’il fait des films courts pour que les gens ne se fassent pas trop chier et en aient pour leur argent), le passage où Dali signe une œuvre qui n’est pas de lui (on voit bien le discours derrière) et enfin le vernis cool (objets des 70s, Thomas Bangalter) confirment plutôt mon intuition (il est nul).

Penser en vrac 

L’Ami de mon amie – 9 février
5 personnes à l’équipe technique, petite piqûre de rappel qu’il ne faut rien pour faire un film.

La magie de la salle n’est pas l’expérience collective ou que sais-je. C’est de circonscrire un moment de disponibilité à une œuvre.

La Pianiste – 15 février
L’intime est le lieu où l’on coule, où l’on perd toute contenance.

L’Année du dragon – 27 février
Je n’ai jamais vu le héros attraper le méchant en plein milieu du film pour lui latter la gueule et le renvoyer chez lui.

As I was moving ahead occasionally, I saw brief glimpses of beauty – 9 mars
C’est important. Une feuille c’est important, des premiers pas de bébé c’est important, la chaleur de l’été sur le bitume c’est important. « This is a political film » nous dit Mekas. C’est une politique du sensible et la lutte pour son expression.

The Sweet East – 18 mars
La fin je l’avais oubliée. Après avoir dérivé, de punks en nazi, de nazi en wokes puis en terroristes, retour au bercail, où l’horizon c’est la grossesse ou alors le porno, et le tramadol pour faire passer tout ça. Par contraste avec toutes ces marges qu’elle a explorées, on est ramené au centre, dans ce gros ventre mou et en voie de disparition qu’est la classe moyenne, qui promet des expériences tout aussi moyennes : on s’y emmerde. 

Vers la tendresse ou mon mois d’avril.
Saintonge giratoire, c’est la claque salvatrice qui fait sortir de cet état d’apathie assez diffus. Saintonge circonscrit une région à ses ronds-points, avec tout ce que cela suppose. C’est donc, à partir de cet archipel du carrefour, en faire en creux son Histoire, son anthropologie, sa géographie ; le tout en gravitant de façon hypnotique autour de vestiges romains, gilets jaunes et œuvres non-accidentogènes en polyuréthane, la voiture faisant d’elle même le travelling. Et puis tout faire tenir dans ce petit court, encercler tout ce réel et l’y disposer joyeusement.

Sundown – 20 avril
La roue libre et son vertige, on y revient. Il est absolument fascinant de voir un personnage se soustraire à toute obligation sociale (il fuit l’enterrement de sa mère, celui de sa sœur, délaisse sa famille, refuse de se soigner). Ça n’est pas la jouissance malsaine que l’on éprouverait devant les méfaits d’un meurtrier, car Neil ne renverse pas l’ordre social, il ne fait que s’y soustraire, glisser et disparaître, s’estomper.

Le Mal n’existe pas – 27 avril
Collecter de l’eau, regarder les arbres, tous ces gestes qui ne comptent pas, qui glissent sur le spectateur dans cette introduction muette mais qui peu à peu se révèlent le ciment d’une communauté. A la réunion, l’entreprise fédère le village et lui confère une unité négative – on ne veut pas du glamping – mais toute la beauté du film est de déplier petit à petit ce monde étranger qui s’articule autour de gestes et de la nature.

L’Enfance nue – 26 août
Pialat ne cherche pas à plaire. Alors, quand l’émotion point dans l’austérité apparente, elle prend au dépourvu. Les larmes me viennent donc d’une simple réplique de Depardieu dans sa cuisine dans Le Garçu, d’un moment à commenter les photos de famille dans ce film-ci.

Toute une nuit16 octobre
Quoi de plus beau que deux corps esseulés qui se cherchent.

Raging bull – 18 novembre
Quel plaisir que de se garder le luxe de découvrir Scorcese, de n’avoir quasi rien vu de lui et de tomber sur Raging Bull comme si le film venait de sortir à bas bruit.

Pour l’année prochaine, on verra bien.