Critique | Bernie, Richard Linklater, 2025 (ressortie)
La sortie de Hit Man en 2024 a pu surprendre celleux qui ne connaissaient de Linklater que les films qui ont construit sa réputation, de la trilogie Before à Boyhood (2014) en passant par Dazed and Confused (1993), Everybody Wants Some! (2016) ou plus récemment le fascinant Apollo 10 1/2 (2022, voir Tsounami n°7). Principalement identifié grâce à ces œuvres comme un cinéaste du temps qui passe et plus précisément du changement d’âge, le dernier film de Linklater avait en effet de quoi prendre au dépourvu celleux qui espéraient retrouver ses thématiques habituelles.
(Re)voir Bernie permet pourtant de se rappeler que ce n’est pas la première fois qu’il se frotte à ce genre singulier : à la fois comédie noire et biopic, axé non pas autour d’une célébrité influente comme c’est l’usage du genre mais plutôt sur une sorte de personnalité du fait divers, une vedette d’anecdote. Ainsi, si Hit Man s’inspire de l’histoire vraie (largement romancée) d’un professeur se faisant passer pour un tueur à gages afin d’identifier les personnes faisant appel à ses services en collaboration avec la police ; Bernie se base quand à lui sur l’histoire (vraie et largement romancée elle aussi) de Bernhardt Tiede, un employé de pompes funèbres passé à la postérité pour avoir assassiné la veuve qui l’entretenait depuis quelques années.
Une lecture superficielle pourrait faire croire que le mode de la comédie noire mettrait à distance la morbidité de l’affaire. C’est pourtant l’inverse qui se passe : quel meilleur genre pour explorer astucieusement les enjeux moraux autour d’une telle affaire sans afficher malgré soi une posture surplombante ? Car c’est bien de moralité dont il est ici question. Bernie est un membre apprécié et respecté de la petite ville texane de Carthage et tout le monde lui donnerait le bon Dieu sans confession, curé compris qui semble disposé à l’absoudre de son meurtre sans le moindre remords. Il faut dire que Bernie se préoccupe de tout le monde en toutes circonstances : il s’assure notamment que les veuves qui font appel aux services de son entreprise ne sombrent pas dans la dépression, une attention qui s’applique même à l’affreuse Marjorie Nugent (Shirley MacLaine), riche harpie antipathique dont il devient rapidement le seul ami. Il faut dire aussi que la patience de Bernie n’a d’égale que sa générosité, et tout l’argent qui passe à sa portée se trouve systématiquement dilapidé en cadeaux.
Finalement, Bernie n’a que deux défauts : premièrement, son addiction aux achats compulsifs qui va le rendre rapidement dépendant de l’argent que lui verse Marjorie, et surtout son incapacité totale à se plaindre ou à dire non. C’est bien la combinaison de ces deux traits de personnalités confrontés au caractère exécrable de Marjorie qui finit par conduire Bernie, dans un accès de folie, à assassiner sa bienfaitrice, devenue depuis bien longtemps sa geôlière. C’est factuel, Bernie est un meurtrier et de la pire espèce : il planque le cadavre pendant des mois dans un congélateur, et dilapide l’argent de sa victime. Pourtant, le procureur de district Danny Davidson (Matthew McConaughey) aura tout le mal du monde à faire reconnaître ce simple fait à ses concitoyen.ne.s et sera obligé (chose inédite !) de délocaliser le procès pour éviter que sa peine ne soit trop douce. Après tout, de l’avis général, la veuve Nugent n’était qu’une vieille mégère qui méritait son sort, Bernie a été d’une patience exemplaire, et peut-on vraiment lui reprocher d’avoir dilapidé l’argent d’une radine raciste en œuvres caritatives et en cadeaux à la communauté ?
Traité comme un reportage sur un fait divers, le film est ponctué d’entretiens face caméra avec l’entourage de Bernie, voisins, connaissances, notables de Carthage et autres M. et Mme. Tout le monde. Tous (à l’exception de Davidson) se montreront unanimes sur la question de la culpabilité de Bernie. Pourtant très chrétiens, tous ces braves gens étaient déjà prêts plus tôt dans le film à nier la probable homosexualité de Bernie pour éviter de remettre en question leur bigoterie (« D’ailleurs, les deux hommes avec qui il a couché étaient hétérosexuels ! »), ils seront plus rapides encore à l’absoudre de son meurtre (« Il n’a tiré que quatre fois, pas cinq ! »), considérant finalement que sa principale faute a été de se faire choper. De la relativité du fait moral.
Bernie de Richard Linklater, en salles le 08 janvier 2025