Vincent Le Port : « J’ai essayé de filmer des gens qui sont comme moi »

Entretien avec Vincent Le Port et Dimitri Doré, réalisateur et interprète de Bruno Reidal

Ce n’est jamais naturel de commencer un entretien par une question simple, claire et logique. Selon nous, l’exercice est réussi lorsqu’il laisse la place à la discussion ; qu’il n’y a plus d’interviewer et d’interviewé, mais simplement des passionnés, qui discutent de ce qui les anime. Grégoire et Nicolas, co-rédacteurs en chefs de Tsounami, ont tenté le coup avec Vincent Le Port, réalisateur de Bruno Reidal, et Dimitri Doré, acteur dans le rôle-titre.

Encore en aparté et au moment de lancer l’enregistrement, nous attrapons cette bribe de discussion.

Grégoire : Comme Bruno Reidal parle de masturbation en voix-off, même si l’on ne le voit pas souvent à l’acte, la sensation est amplifiée…

Vincent : Oui oui, ça donne un effet redondant… mais c’est un film de branleur hein !

Et puis l’entretien commence.

Nicolas : Nous avons vu le film à l’Étrange Festival. Je l’ai vu à l’avant-première. Je me souviens de ce qu’avait dit le président du Festival à propos de ton film, qu’en tant que programmateur voué à voir beaucoup de films, le tien était un rendez-vous avec la grâce. J’ai complètement partagé son avis, contrairement à Grégoire, qui a quelques réserves. Le film est grand, d’abord parce qu’il reste dans la mémoire. C’est peut-être sa plus grande qualité : on s’en rappellera.

Vincent : Un prof de ciné m’a dit « il faut toujours se rappeler du premier et dernier plan d’un film ».

Nicolas : Pour ma part, je ne me rappelle pas spécifiquement de ces deux plans, pour Bruno Reidal. Nous réalisons cet entretien la veille de la parution du numéro 5 de Tsounami, qui s’intitule « Retour aux sources ». On trouvait ça intéressant de parler de ce terme avec vous, car nous avons fait ce numéro dans le but de décloisonner nos esprits, de parler d’autres choses, d’autres espaces. Mais ça a pris un virage personnel. Nous ne venons pas de Paris et ce sujet nous a ramené à notre jeunesse « provinciale ». Est-ce que ce terme vous inspire quelque chose, d’autant plus par rapport à votre film ?

Vincent : J’ai tourné seulement deux films à Paris. Mais la plupart des films… Je les ai tournés en Argentine dans la cordillère des Andes, au Maroc, souvent en Bretagne… donc c’est plutôt tourner à Paris qui est bizarre. Avec Bruno Reidal, je ne me pose pas de question : c’est une histoire vraie qui s’est passée dans le Cantal, on tourne ça dans le Cantal, même si je ne viens pas de là. Moi, quand j’entends « retour aux sources », ça m’inspire un retour à la source du cinéma, un truc plus classique, épuré, primitif. Essayer de travailler le silence, aller vers un cinéma primitif.

Grégoire : C’est un des premiers éléments qu’on remarque dans le film : les plans fixes et les silences. Ça fait du bien !

Nicolas : C’est un point sur lequel on s’est battu d’ailleurs, avec Grégoire, les silences et la voix-off… Est-ce qu’elle amplifie ou rabaisse le propos du film ? Utiliser à fond une voix-off dans ce film, comme vous le faites, encore merci. 

Grégoire : A propos des plans fixes, comment vous positionnez-vous par rapport à cette omniprésence de la caméra à l’épaule ? À un certain stade de leur carrière, certains réalisateurs disent ne plus regarder de films. Vous en êtes arrivé à ce stade ?

Vincent : Non je regarde plein de films encore ! Et pour la caméra à l’épaule, je n’ai pas de soucis avec. Je pense aux films que j’ai aimé récemment, même aux séries. Vous avez vu Arrested Development par exemple ? C’est du chef d’œuvre, et c’est que de la caméra à l’épaule, du zoom. Ce qui m’énerve avec la caméra à l’épaule, c’est quand c’est une sorte de fainéantise de réalisateurs qui veulent simplement filmer, et qui veulent traiter avec « une certaine justesse ».

Grégoire : Uzal et Bégaudeau en parlent dans le dernier Cahiers du cinéma justement, on te rejoint. 

Vincent : Ah, je ne l’ai pas encore lu. Après, la caméra-épaule peut être géniale, si on prend des cinéastes comme Andrea Arnold ou Claire Denis par exemple ! 

Nicolas : Quelque chose m’intéresse dans ton film. On a tendance à dire que l’auteur met toute son âme dans le premier long-métrage. Je trouve donc ça étonnant d’adapter un tel fait divers, et je me demande… Quelle part de ta personne y retrouve-t-on dedans ? Tu disais à l’Étrange avoir adapté cette histoire parce que tu l’as découverte dans un livre étant petit, et qu’elle n’a cessé de t’intriguer depuis. Ça ne me satisfait pas comme réponse, je n’arrive pas à imaginer que d’une simple histoire, tu te dises que tu en feras ton premier long ! 

Vincent : Je n’ai jamais fait de film autobiographique, ni de film qui parle de ma vie. Ça ne m’intéresse pas, je pense que ma vie n’est pas assez intéressante. Ce qui m’intéresse au cinéma, c’est filmer l’autre, quand il devient un reflet, quand la main droite devient la main gauche. Dans tous mes films, je pense que j’ai essayé de filmer des gens qui sont comme moi, mais qui sont un peu ce que j’aurais pu être. Et quand je lis Bruno, je me dis que j’aurais pu être lui…

Nicolas : Né dans d’autres circonstances, né ailleurs et à un autre endroit ?

Vincent : Oui ! Dans son rapport à la scolarité, la masturbation… ça va a priori. Mais surtout sur la difficulté à communiquer et exprimer ce qu’on a au fond de soi. Quand je lis Bruno, c’est ça, multiplié par 1000. Je reconnais une base commune, et si je ne la reconnaissais pas, je n’aurais pas fait le film.

Nicolas : Justement, le film a été présenté à l’Étrange Festival, et je trouve que c’est le nom de festival qui ressemble le moins à ton film. C’est ce que j’ai adoré : qu’une chose aussi glauque soit autant rationalisée et normalisée, et donc qu’on puisse s’y projeter. On se dit que ce mec n’a rien à voir avec nous, et puis… on l’écoute, et oui, finalement… Il aurait peut-être dû être présenté au « Normal Festival » !

Dimitri : Oui, c’est vrai tu as raison !

Vincent : C’est tout le travail qu’on a essayé de faire aussi, notamment avec la voix de Dimitri. La voix ne va pas dans des extrêmes exubérants de psychopathe, mais au contraire, nous avons fait en sorte qu’elle soit un peu naïve, enfantine, innocente, monotone…

Dimitri : Dorothée quoi.

Vincent : Non mais il y a un truc comme ça. C’est un petit garçon qui te raconte sa vie et puis il raconte les trucs les plus tarés et les plus violents… et la forme reste classique. Vous connaissez Schizophrenia (Gerald Kargl, 1983, ndlr) ? C’est un chef-d’œuvre, on suit un psychopathe avec une caméra où tout devient flou et déformé. C’est brillant. Avec Bruno Reidal, on est dans un truc très sage et c’était l’idée. Ce n’est pas un monstre à observer, il nous raconte un truc à l’oreille, et c’est normal. Et puis quand le meurtre arrive, tu te dis que putain, non, c’est pas si normal, c’est de ça dont il parlait.

Grégoire : Sur les films de tueur en série, j’imagine qu’à peu près au moment où tu écris le film sort The House That Jack Built (Lars von Trier, 2018 ndlr), et j’imagine que tu l’as vu. 

Vincent : Ouais ouais.

Grégoire : Et c’est une sorte d’anti-Bruno Reidal, car pour le coup, il n’y a pas du tout de normalité là-dedans.

Dimitri : Je comprends que ça t’ait fait penser à ce film.

Vincent : Justement, alors que j’aimais moins les derniers Lars von Trier, celui-ci je l’ai beaucoup aimé. 

Nicolas : Même toi Dimitri, comment as-tu intégré cette normalité qu’on questionne ? As-tu senti même dans le scénario quelque chose qui pourrait tendre vers le naturalisme ? 

Dimitri : Oui, tout à fait. J’ai lu le scénario et tout était déjà écrit dans les didascalies. C’était vraiment une relecture de ses mémoires, avec un Bruno Reidal troublant, tremblant, assez bon observateur, fin psychologue, qui peut être maladroit, jaloux et égoïste, sournois aussi… mais par contre, ce n’est pas du tout un simulateur, il a une sensibilité à fleur de peau. Bruno ne veut pas être otage de sa condition, il n’aime pas du tout sa classe sociale, et c’est pour ça qu’il va au séminaire. Il essaie comme un héros de se battre contre lui-même. Il avait un désir d’approbation, de domination, d’orgueil, de vanité. C’est un anti-héros par excellence. 

Nicolas : Il est encore plus un anti-héros dans le sens où la normalité rejoint la vérité : il ne se ment jamais à lui-même, c’est une histoire sans artifices. 

Dimitri : On appelle fou quelqu’un qui n’arrive pas à communiquer une vérité. Lui est très lucide, quand il lui arrive quelque chose, il le consigne sur son carnet, avec sa main et un stylo plume, et il essaie de détailler au maximum. Il y aura même un mimétisme, une évolution au cours du remplissage des carnets, où le style sera de plus en plus lyrique, il développera un vocabulaire scientifique à force d’écouter les trois médecins autour de lui. Pour mon interprétation, j’ai vraiment joué avec la nature humaine, la métamorphose. C’était un exercice de décentrage, la capacité de se mettre à la place de quelqu’un d’autre, pour ne pas vivre ce qu’il a vécu mais essayer de composer, l’imiter par le corps, l’écriture de ses carnets. On a travaillé avec Arnaud Lucas (chef décorateur), Didier Pons (accessoiriste plateau) et Louis Tardivier qui a réillustré les dossiers de Bruno Reidal. On a fait des plans d’insert pour que je réécrive de ma main les carnets de ce criminel. C’était un travail de composition à l’inverse de ce que je fais dans la vie, et même au théâtre. 

Nicolas : Tu viens du théâtre à l’origine ?

Dimitri : Oui, j’ai commencé par le théâtre avec Jonathan Capdevielle notamment, une adaptation du livre Un crime de Bernanos, un curé qui arrive dans un village bizarre et on comprend que c’est une femme sous la soutane, puis vient une histoire d’héritage… Je jouais un enfant de cœur. Et là on a joué Rémi sans famille

Nicolas : Mais ce bagage théâtral, ça n’a pas été un poids pour interpréter Bruno Reidal ?

Dimitri : Non, c’est la continuité de mon travail. Vincent m’a beaucoup apporté dans la direction d’acteur : comment apprivoiser la caméra qui te scanne, qui fait une échographie, qui te révèle… je pense que c’est comme en radio, il ne faut pas en faire trop, et laisser le naturel agir à travers une composition d’un personnage qu’on a préparé en amont et dans le détail. C’est jouer avec le cœur et les sentiments, mais en connaissant le passé et l’avenir du personnage, ses espoirs, ses craintes, ses qualités et ses défauts.

Nicolas : Toi Vincent, tu semblais dubitatif ?

Vincent : Par rapport à la vérité dont vous parliez, la normalité et la banalité qu’il renvoie, c’est quand même un mensonge par omission. Il cache aux autres sa nature profonde, et pendant toute sa vie, il la canalise au fond de lui. Si on faisait le même film sans la voix off, qu’est-ce que ça donnerait ? On verrait un petit gamin taciturne, solitaire, mais on n’envisagerait jamais ce qu’il a en tête.

Nicolas : Il y a peut-être un contrat tacite passé entre Bruno Reidal et le spectateur…

Vincent : Oui c’est ça, et le film est l’espace où il se révèle enfin pour la première fois aux yeux du monde.

Dimitri : Il ne ment pas mais il se trompe. Et donc il se met à nu.

Vincent : Ça me fait penser qu’on a pas tant essayé de jouer avec ton interprétation face au médecin et au passé par exemple. On aurait pu y penser.

Grégoire ; J’aurais trouvé intéressant que la voix-off raconte tout autre chose que ce que la caméra donnait à voir. Il y avait un peu de ça au départ, et puis rapidement, dans la suite du film, elle souligne plus qu’elle n’apporte un contrepied. Était-ce volontaire ?

Vincent : Je voulais qu’à beaucoup d’endroits, l’image n’illustre pas mais soit en accord, pour ne pas remettre en question la véracité du témoignage et la sincérité de Bruno. C’était important pour qu’on ne pense pas qu’il soit un Keyser Söze à la fin du film… Il est honnête. Je préférais donc travailler sur de micro décalages, parfois collés. Par exemple, il y a une scène où on voit un couteau, et il dit qu’il était dans la cour en train d’aiguiser un couteau. Pourquoi laisser cette voix-off, elle ne sert à rien ? Et bien moi je trouve que c’est pas mal, ça crée quelque chose de l’ordre de la fatalité, ça a eu lieu, et on ne pourra rien y changer. On est bloqués là-dedans. Et malgré tout, il y a de légers décalages à quelques endroits, comme pour la scène du meurtre où le petit tombe par terre et dit « Arrête Bruno, tu es fou », et Bruno dit en voix-off « Arrête Reidal, j’ai mal au cou ». On voit qu’il romantise un peu sa vie.

Nicolas : Je pense qu’on t’a beaucoup parlé de cela en interview, mais le travail sur la voix est époustouflant. C’était l’idée casse-gueule par excellence, et cela fonctionne à la perfection. Tu as travaillé comment ?

Dimitri : C’est de cela que j’avais le plus peur sur le tournage. Cet accent est davantage le marqueur d’une époque que d’un territoire ou d’une région. De cette voix-off, on a essayé de ne pas en faire un narrateur impartial non plus. 

Nicolas : Intuitivement, j’aurais dit que c’est le vocabulaire qui marque l’époque ?

Vincent : Je trouve que c’est un accent un peu bordélique. On avait fait un long casting sauvage avec ma directrice de casting. Et on avait 200 vidéos de jeunes du Cantal et de l’Aveyron. 95% des rôles sont tenus par des non-professionnels qui n’ont jamais joué au théâtre. Dimitri avait quand même cette base de jeune avec un accent du coin. À la fin du casting pour Bruno, il restait Dimitri et Tino Vigier, l’acteur qui interprète Blondel, qui pour le coup, a un vrai accent aveyronnais prononcé. Dimitri a beaucoup étudié l’accent de Tino par les vidéos, en essayant de l’atténuer pour que ça ne devienne pas du…

Dimitri : Fernandel !

Vincent : Oui voilà. Mais ça reste quand même un accent un peu inventé, qui retranscrit peu du territoire, un peu de l’époque, et aussi, la classe sociale. C’était ultra-important que Dimitri travaille cela.

Grégoire : As-tu le retour son sur le tournage ? Je sais que certains réalisateurs le boudent…

Vincent : Je l’avais. Et pour l’accent pendant le tournage, Dimitri sentait parfois qu’il le perdait ou qu’il le prononçait de trop, donc il y avait la scripte et l’assistant-réal, ou même le chef op’ et moi-même, qui étions garants de l’accent. 

Dimitri : Je demandais même au perchman : « ça va l’accent, je l’ai toujours ? »

Vincent : Pour moi, l’accent était un artifice, comme la gestuelle de l’épaule, du corps…

Dimitri : C’était une réelle composition. C’est super excitant à 24 piges d’avoir un tel rôle. C’est le pied d’incarner une personne qui m’a touché dès la lecture du scénario. 

Dimitri réfléchit un instant.

Le retour aux sources dont vous parliez tout à l’heure pour votre prochain numéro me fait plus penser au monde dans lequel on était enfant, qui n’a rien à voir avec le monde dans lequel on est en tant qu’adultes. Moi ça a vraiment été le théâtre avant de vouloir être prof. Quand j’étais gamin, j’adorais me déguiser, c’est-à-dire que j’avais toujours une attirance dans mes jeux pour être ce que je n’étais pas. J’imitais mes professeurs, leur écriture, j’adorais les Vamps, Élie Kakou, Muriel Robin, Pierre Palmade, Sylvie Joly… 

Grégoire : C’est pour cela que tu associes l’imitation au retour aux sources ? 

Dimitri : Voilà. Imiter ce n’est pas symboliser mais révéler quelque chose d’une personne qui t’a touché à un endroit à un moment donné. Ce n’est pas recopier comme un buvard, c’est recréer quelque chose comme Louis de Funès le faisait avec sa mère qui était pingre avec l’argent et qu’il reprend dans La Folie des grandeurs, ou Victor Hugo qui fait du Chateaubriand au début de sa carrière d’écrivain.

Nicolas : Et puis dans l’imitation se joue aussi une construction de soi. Si tu imites Élie Kakou plutôt qu’un autre humoriste, tu commences à dire quelque chose de toi-même ?

Dimitri : Il y a une fabrication de physionomie délibérément construite, une sorte de conviction créatrice dans l’affirmation, de faciès, ou d’autres choses comme ça. Et je pense que pour le thème de retour aux sources, ce personnage, ce premier rôle au cinéma, j’y retrouve des outils que j’avais en étant gamin et que j’ai remis au service de mon métier. 

Nicolas : Mais à propos de ta voix dans le film, je trouve que l’une des plus grandes scènes du film est celle de ton arrestation. De mémoire, tu dis en voix-off que même si tu es celui qui subira la sentence, tu as de la pitié pour tous ces gens qui sont incapables de s’insérer dans ta psyché, d’essayer de te comprendre. Tu n’as fait que te débattre contre toi-même. Et ce qui est fort selon moi, c’est que même après une scène de meurtre, tu touches à un certain universel, à travers l’incompréhension, que je trouve fascinant. 

Dimitri : Merci. Ses mémoires, c’est son témoignage, et son témoignage, c’est sa vérité. C’est la vérité de Bruno.

Vincent : Il y a quelque chose à ne pas oublier dans cette scène, même si ce que tu dis est très juste. Il y a ce truc où Bruno à la fin dit « Pardonnez-moi, mon Dieu, et pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». C’est une phrase de Jésus quand même. Donc le mec se prend pour Jésus. Sa sincérité l’amène à dire que personne ne le comprend et que c’est lui qui est à plaindre. J’entre en empathie avec lui alors qu’il y a la tête du gamin à côté. Mais par contre, quand il se prend pour Jésus, je me dis qu’il se fout de ma gueule en fait !

Grégoire : Et est-ce que tu penses qu’à ce moment-là, Bruno est conscient de réutiliser les paroles de Jésus ?

Vincent : Et bien c’est un bon élève. Et je pense qu’à plein d’endroits, ça claque bien quoi. À un moment, je trouve qu’il devient écrivain : plus il écrit, plus il trouve son style, plus il devient un écrivain, et après, je ne sais pas…

Nicolas : Bruno est intelligent dans le sens où il comprend très bien ce qui se joue face aux médecins, et il assimile même leur vocabulaire. On peut imaginer qu’il nous la fait à l’envers, qu’à la fin, il s’imagine en Jésus, en grand sacrifié, dans le but de se faire pardonner. Sauf que le vrai croyant sait que ça ne marche pas comme ça : tu ne deviens pas une figure christique si facilement. 

Vincent : Il ne faut quand même pas oublier que c’est un sociopathe, ou psychopathe, j’ai jamais vraiment trouvé le terme… mais il n’a certainement pas d’empathie pour sa victime. Il n’est pas dans le même système émotif et relationnel que le commun des mortels. Peut-être qu’il est sincère et qu’il se dit « pardonnez-leur » en y croyant… je n’en sais rien, et c’est pour cela que ça m’intéresse. 

Grégoire : Je pense que si cette fin peut être aussi géniale, c’est précisément parce que vous ne le savez pas. Il y a une tendance qui sacralise un scénario qui boucle tous les arcs dans le dernier tiers du film. Julia Ducournau dans Grave par exemple, qui a un début, une fin, une belle construction, et où tout se répond. Alors que dans Bruno Reidal, pas du tout. On part d’un début, on va vers une fin qui ne se ferme pas, peut-être parce que toi-même tu ne savais pas tout.

Vincent : Et puis le personnage est très riche, insaisissable, on le voit dans beaucoup de scènes. Celle du cochon par exemple : tu penses que le gamin attiré par le sang va vouloir regarder le sang… et il se barre en courant. 

Grégoire : Le mauvais cinéaste lui aurait enlevé toutes ces facettes justement. Toi, tu n’as pas cherché de réponse…

Vincent : Je voulais que tout soit très clair et limpide, qu’il fasse sa confession, qu’on voit tout et qu’il n’y ait pas de hors-champ. Et pourtant à la fin, tout est clair, mais on reste dans une sorte de nébuleuse qui laisse beaucoup de questions en suspens. Et les spectateurs à la fin de la séance viennent me parler, tentent de m’expliquer la cause du crime : la religion, la mère..

Grégoire : Et cela te fait plaisir ?

Vincent : Oui, je trouve ça assez beau les fins ouvertes. Enfin là, la fin est complètement fermée dans ce qu’on voit à l’écran, mais sans vraiment l’être. 

Nicolas : Ce que dit Grégoire me fait penser à l’un des combats que l’on mène à Tsounami, contre le cinéma de la représentation. Ici, vous parlez de viol, d’homosexualité, de religion, et cela aurait pu tomber dans un plaidoyer en faveur de la diversité. Nous, on ne veut pas de la représentation mais de la présentation. Et dans ce film, vous avez des sujets, et ils ne deviennent jamais sujet à représentation, et en ce sens, ils parlent mieux d’homosexualité. C’est un constat que vous partagez ?

Vincent : Tu parles du cinéma-sujet, du cinéma à thématique par exemple ? 

Nicolas : Oui, par exemple.

Vincent : Tu parles d’homosexualité, mais je ne suis même pas sûr qu’il le soit. Il ne le conceptualise pas, il ne l’envisage pas comme une possibilité.

Dimitri : C’est à peine si ça existe, et puis on ne lui a jamais dit je t’aime à ce Bruno… 

Vincent : Une spectatrice a répondu ça, qu’elle n’avait jamais dit « je t’aime » à ses filles et qu’elles allaient très bien. Elle était du côté de la mère. Il y a tout un truc sur l’homosexualité du côté de Blondel, où tu te dis qu’il l’aime… mais il ne faut pas oublier qu’il parle de lui dans l’espoir de lui défoncer la gueule, lui labourer le visage avec un couteau. Donc est-ce que ça c’est de l’homosexualité ? 

Dimitri : C’est une dégénérescence héréditaire, on l’a diagnostiqué sadique sanguin congénital, et ça viendrait de l’héritage, des parents qui buvaient… beau titre ! 

Vincent : La famille ne l’a pas aidé, mais de là à parler d’hérédité…

Nicolas : Remarquez, dans le cinéma-sujet, on l’avait pas le film sur le sadique sanguin congénital ! Par contre, j’ai remarqué dans ton film que la tension se concentrait dans les scènes, à l’école notamment, où tu filmes la nuque du premier de la classe, qui est aussi plus élevé socialement que Bruno Reidal. Il s’y concentre un fétiche qui en devient sexuel, qui l’excite pour beaucoup de raisons, au point d’avoir envie de lui briser. Comment as-tu travaillé cet aspect du film ?

Vincent : C’était un travail avec la coiffeuse, de mettre en valeur la nuque, discrètement, et au final, on retrouve la nuque d’un prisonnier également en prison, que Bruno regarde. On a fait un casting de nuques pour le rôles ! 

Nicolas : Et c’était dans les carnets ou c’était une idée de scénario ?

Vincent (hésite) : Non, c’était une idée de mise en scène, comme le film tourne autour d’une décapitation, tout simplement. Et puis ce n’est pas le cou, c’est la nuque, comme Bruno est derrière, observateur, un peu lâche. 

Nicolas : Et toi Dimitri, d’observer ces nuques, quel effet cela t’a fait ?

Dimitri : Alors je voyais rien, on m’enlevait mes lentilles, comme James Dean, je ne voyais absolument rien, je l’imaginais juste, vu que je suis myope en fait…

Nicolas : Avec Grégoire, nous n’étions pas d’accord par rapport à la force de ce film, car je trouve personnellement qu’en partant d’un fait divers, on sent un scénario parfaitement mené et tenu. 

Grégoire : Ce qui m’avait déçu, c’était l’angle d’attaque de ce scénario parfaitement mené, à savoir de suivre les pulsions de cette personne, là où j’aurais aimé plus d’extériorité, voir et creuser ce qui venait de la famille, de l’entourage. 

Vincent : Le scénario était plus ample à l’origine, avec davantage de personnages secondaires, de petites histoires qui n’influençaient pas spécialement le récit principal. La première version du film faisait 2h30, et il y avait plus de contexte sur la famille.

Dimitri : À l’origine, Bruno Reidal est tombé d’une échelle de 5m40 quand il était petit par exemple, ça a cogné fort… Il y avait pas mal d’accumulations. 

Vincent : Donc on s’est concentrés, on est allé à l’os, pour ne pas trop développer les seconds rôles, car ce n’est pas eux le sujet. On s’est dit que la vie à mettre dans le film devait de la complexité de Bruno, et pas de seconds rôles ou de petits moments de vie spontanée. Et parfois je le regrette, je me dis qu’il manque un peu de Pialat dans le film. 

Grégoire : Et donc aussi d’improvisation ?

Vincent : Un peu, avec la mère. Quand elle gueule par exemple. Elle n’arrivait pas à apprendre des textes, donc je lui ai dit de gueuler plus simplement sur sa fille. Mais on a improvisé avant le film, parce qu’on a dû aller vite au moment du tournage. On a beaucoup répété avant.

Nicolas : Le scénario amplifie sans réduire le film en se concentrant uniquement sur Bruno à mon sens. 

Vincent : Clairement, et c’est un dosage, sur la mère par exemple. On avait beaucoup plus de séquences sur elle, sa violence, sa dureté. Mais au montage, à la fin du film, on avait tendance à trop se dire que c’était de sa faute. Pareil pour le cochon. Et comme ça, on a réduit, pour trouver un juste équilibre. Ce serait trop facile de trouver un seul déterminisme à Bruno.

Nicolas : Donc cette étape arrive au montage ? Intuitivement, je l’aurais imaginée au scénario. Et je me demandais même si tu ne t’étais pas inspiré de films de fiction, d’enquêtes, voire de films noirs, pour cette idée de scénario très bien construit.

Vincent : Non, pas vraiment. Même au tournage, dans la mise en scène, on se focalise sur lui, il y a une scène de repas où quelqu’un parle, et on zoome sur lui, on ne fait pas de plan large pour savoir qui parle. Et parfois, quand il faut filmer les gens, au séminaire où il y a une photo de classe, on fait plein de portraits, parce que Bruno les a en tête. Pour qu’on se demande s’il est renfermé sur lui-même ou ouvert sur les autres, pour épouser son ressenti.

D’autres bribes sont échangées, mais cela fait une heure et demi que nous discutons ensemble, et il se fait tard. Nous arrêtons l’enregistreur. Rien de solennel pour clôturer notre échange. L’entretien s’arrête comme il a commencé : dans une discussion joyeuse sans véritable début, sans véritable fin.

Bruno Reidal de Vincent Le Port, sortie le 23 mars 2022 dans les salles françaises.

Entretien réalisé à Paris le 9 février 2022. Propos recueillis par Nicolas Moreno et Grégoire Benoist-Grandmaison.