Article | Le Cas Moro de Giuseppe Ferrara | San Sebastian
Aldo Moro est sans doute le plus grand personnage qu’ait créé le cinéma italien. En 1978, le Président de la Démocratie Chrétienne s’apprête à conclure un compromis historique avec leur principal adversaire (le parti communiste italien, le plus puissant d’Europe à cette époque) lorsqu’il se fait kidnapper par les Brigades Rouges, section armée du courant marxiste. Il sera séquestré 55 jours puis retrouvé mort dans le coffre d’une voiture garée à équidistance des sièges des deux partis. Les attentats terroristes pleuvent dans tous les sens (partout en Italie et revendiqués des deux côtés de l’échiquier), et la culture n’est pas en reste : en témoigne rien que pour le cinéma une production conséquente de films liés, les poliziottesco notamment, produite parallèlement à une réflexion globale sur la culture, les Écrits corsaires de Pasolini reflétant par exemple les questions qui agitent l’Italie de cette même époque. Ces lignes vous paraissent peut-êtres lues et relues, à nous aussi. C’est-à-dire qu’Aldo Moro hante particulièrement notre cinéphilie. Notre rédaction avait dédié un numéro entier à cette période historique lors de la sortie d’Esterno Notte de Marco Bellocchio. En tirant sur la ficelle, nous découvrions alors tout un continent de cinéma impossible à cartographier dans son ensemble.
Et ce sont ces mêmes réflexions que nous retrouvons aujourd’hui à San Sebastian avec la rétrospective « Violent Italy », dans laquelle on retrouve une large partie du corpus de notre numéro Rosso (Buongiorno, notte de Marco Bellocchio, Milan Calibre 9 de Fernando di Leo, Cadavres exquis de Francesco Rosi…), mais aussi des films aux parcours bien plus contrariés. Le Cas Moro de Giuseppe Ferrara est l’un si ce n’est le tout premier film à avoir mis en scène dans la fiction le kidnapping d’Aldo Moro. Depuis sa sortie en 1986, on nous apprend que le film a subi une véritable tentative de suppression et destruction de toutes ses copies — en vain donc, puisque nous le voyons trente-huit ans plus tard. Il faut voir ce film en ayant à l’esprit que les faits sont encore extrêmement récents ; la temporalité serait comparable à un film qui retracerait les événements de Charlie Hebdo aujourd’hui. Il est en revanche impossible de regarder ces images sans penser à celles que Bellocchio produisit de la même affaire, vingt-cinq ans puis quarante-cinq ans après l’évènement, avec son film puis sa série. Parce que ce sont les mêmes scènes, parce que ce sont les mêmes personnages, parce que ce sont les mêmes visages que l’on voit à l’écran, quand bien même ce ne sont pas les mêmes acteurs qui les portent. Rares sont les événements que l’on a autant l’impression de connaître, d’une manière intime, alors que les images qu’on en garde viennent toutes de la fiction, à l’exception de la photographie de Moro devant le drap rouge des BR publiée dans la presse à l’époque.
Le cas Moro hante notre cinéphilie, mais la société (italienne) contemporaine également. Bellocchio a expliqué à plusieurs reprises lors de la campagne médiatique de sa série que la jeunesse actuelle avait découverte sa série avec un fort intérêt. Le temps écoulé l’avantage également, dans la mesure où ses deux œuvres sont bien plus traversées par différents motifs subjectifs (une terroriste qui sur du Pink Floyd voit ses valeurs s’effondrer, un ministre de l’intérieur que le cinéaste et ancien militant communiste finit par comprendre et entrer en empathie avec son âge vieillissant…), là où le film de 1986 ne faisait (ne pouvait ?) que restituer une succession de faits vérifiés. Le temps qui passe sera toujours à l’avantage du spectateur : aujourd’hui, nous connaissons Aldo Moro à travers de multiples incarnations et chacune nous aide à saisir ce qu’il a pu vivre, à mieux approcher l’histoire. Telles sont les étonnantes vertus de la fiction.