Faites mieux

Critique | Megalopolis de Francis Ford Coppola, 2024

Un film inimaginable. Un film obstiné, acharné. Têtu même ? Un film qui ne devrait pas exister, mais qui pour cette exacte raison, existe. Un film tellement rêvé et fantasmé qu’il appartint longtemps à la catégorie des films maudits jamais réalisés, mythes modernes dont l’épopée et la part de tragédie commencèrent dès la production — l’homme, un génie solitaire, se bat contre un système tentaculaire. Mais Coppola, again, y arriva. C’était devenu une utopie que d’espérer un jour voir Megalopolis projeté sur un écran, avec tout ce que cela comporte d’altérations de l’expérience initiale : car un film à ce point halluciné, et ce durant des décennies, ne peut que retomber sur terre à la vitesse d’un satellite soviétique lorsqu’il se fige enfin sur une pellicule, quand il devient pour l’éternité ce rêve achevé, fini et consistant, ce rêve devenu vrai, c’est-à-dire ce rêve qui n’est plus un rêve, autre chose, quelque chose d’incertain et souvent décevant par rapport à la puissance de l’imagination, la férocité du rêve entretenu. Mais il reste quand même un rêve : un rêve propulsé sur une toile, rien qu’une toile ; et ce n’est quand même pas rien que d’achever un fantasme, d’en venir à bout et le circonscrire sur un maigre mais grand rectangle, cette forme qui asservit en retour le démiurge à quelques limites matérielles (quatre bordures, une durée déterminée..?). Ce n’est pas rien.

Il est inimaginable de regarder et penser Megalopolis sans penser et regarder en même temps ce qui entoure l’objet. Qu’y verront les spectateur·rices occasionnel·les lorsqu’ils découvriront un tel film ? Et ceux qui iront en se fiant seulement au nom du maître, de l’intouchable Coppola, grand réalisateur du Parrain et d’Apocalypse Now ; comme s’il n’était pas celui d’une expérimentation picturale bien plus récente au cours de ces vingt dernières années… Film de casino, film sur un architecte, Megalopolis est un pari qui n’a rien à voir avec l’argent : promis à ne jamais devenir rentable du fait que Coppola ait lui-même sorti 120 millions de sa propre poche, la bête se veut hybride, blockbuster au cœur pur, film hollywoodien indépendant. Un rêve de cinéma donc, un rêve de grandeur et de création, qui rend à César sa prétention première, primaire : celle de faire délirer l’imagination des hommes, de projeter sur les buildings américains de grandes ombres expressionnistes remplies par leurs peurs et fantasmes habituellement tapis dans le noir. C’est enfin la promesse d’un nouveau monde, une utopie susurrée avec assurance par un octogénaire qui se range pourtant, encore, toujours, du côté de la vie, des enfants, des nourrissons-explorateurs ébahis.

« Si nous sommes capables d’inventer les dieux, pourquoi n’exerçons nous pas nous-même leur pouvoir ? » — Cesar Catilina, en pleine fièvre (ou crise de lucidité)

Les grands films sont souvent ceux qui, derrière un dispositif complexe et chasseur de tout réel, y reviennent à toute allure par la petite porte du sérieux, de la simplicité. Megalopolis est de ceux-là : à travers la bataille politique opposant le maire de New Rome Frank Cicero (Giancarlo Esposito), au jeune architecte Catilina (Adam Driver), Coppola érige une métaphore qui ne sera un secret pour aucun cinéphile, projetant tout de lui dans la figure de l’ingénieur, et revenant à un système des plus binaires (le pouvoir en place contre la résistance, concrete and steel versus dream and megalon, le système contre l’individu, again). Il réactualise ainsi le péplum et cite explicitement la thèse de La Chute de l’Empire romain (Anthony Mann, 1964), genre et film qui firent eux-mêmes sombrer durant quarante ans une certaine vision totale du cinéma à grand spectacle. Un remodelage simpliste (la grandeur de la Rome antique fondue dans l’épicentre mondial new yorkais) qui permet de cueillir la capitale du pouvoir contemporain au moment fatidique, lorsque les cartes du destin se rebattraient théoriquement sous les yeux de tous·tes : quel futur souhaiter pour la ville de demain ? Dans quelle vision du monde au long-terme s’inscrirait-elle ? L’élu municipal veut en faire un casino (une ville de jouissance, la ville coup de cœur) tandis que le second aspire, non sans contraintes, à mettre sur pied une véritable utopie. Évacuant habilement la question des moyens à travers le megalon, une matière nouvelle et quasi-magique, le film synthétise bien des débats réductibles à ceux des Anciens contre les modernes, de vulgaires prudents contre le dangereux novateur. Et par ce procédé, cette fusion entre Coppola et Catilina, cinéma et architecture ne font plus qu’un, ne sont que deux modèles de visualisation d’une idée vaste, celle de l’érection d’un monde tout entier, à leur image. L’histoire de Megalopolis-film devient alors celle de Megalopolis-ville : l’histoire d’un monde qui finira bien par advenir, l’histoire d’un devenir-utopie permanent plutôt qu’une utopie-devenue figée. D’où d’ailleurs la simplicité naïve de la ville rêvée qui est donnée à voir en fin de film, espèce de mise en image du mème « Society if », preuve s’il en fallait que Coppola est un cinéaste malicieux et coquin, faiseur de chefs-d’œuvre non dénués d’humour.

« C’est en sautant dans le vide qu’on prouve qu’on est libre »  — Cesar Catilina, en pleine fièvre (ou crise de lucidité)

Mais s’il est tant difficile de parler directement de Megalopolis sur le fond, c’est aussi, en plus de son histoire et de sa forme qui sont intrinsèquement liées, parce qu’il accumule les motifs sans s’y attarder, dépeignant à la manière impressionniste un état de fait politique des plus contemporains : oui les sphères politiques et médiatiques se mélangent (les affres sentimentaux de Wow Platinum), oui les politiciens performent un spectacle coupé du réel et du peuple (la séquence inaugurale qui oppose Cicero à Catilina au-dessus d’une maquette de la ville), oui la politique est populiste et consanguine (il s’agit au fond de deux clans familiaux et de multiples arrangements scandaleux)… Le film n’est donc pas creux, il ne manquerait pas de réalisme non plus (c’est une fable !), il renvoie simplement et sans s’y attarder nos travers actuels vers leur propre vacuité. Tournant donc le dos aux Lumière, Coppola discute avec Méliès. En faisant de chaque plan l’expérience des possibilités offertes par la technologie des effets spéciaux à partir d’écrans LED, le film semble comme revisiter l’ensemble de la culture américaine. On pense à Warhol devant un tel travail sur une matière auto-nourrie de son propre vide (qu’est-ce diable que ce megalon ?), mais aussi au sublimage de l’art déco new-yorkais lorsque le soleil orangé vient toquer aux fenêtres des buildings, comme pour vérifier leur véracité, que quelqu’un vive bien derrière ces carreaux.  

À l’intérieur du Chrysler Building habite donc Cesar, qui cultive avec ambition et ambivalence des rêves de coups d’État sur un vieux monde en pleine putréfaction. Il dessine mille plans à la minute pour faire parfaitement sauter les vieux bâtiments des quartiers délabrés, en sa qualité de directeur de la chambre de l’urbanisme de la ville. En véritable tête chercheuse, il passe outre la voie légale si celle-ci ne lui convient pas, et n’hésite pas à lutter contre sa propre classe, quand bien même son utopie serait, in fine, financée par l’argent de sa propre famille. Acteur fascinant, personnage complexe (il joue sur tous les tableaux, se veut voix de la raison mais se drogue et répond avec cynisme aux journalistes…), Cesar/Adam use de son charisme pour parvenir à ses fins. Pour vaincre, il commence par convaincre. Il embarque en premier lieu Julia Cicero (fille de son rival Franck, interprétée par Nathalie Emmanuel), intriguée par son invention du megalon. 

Avec cette intrigue amoureuse ordinaire, Coppola joint deux extrêmes et rappelle les relations d’échelle entre le cœur et la ville, l’homme et le monde auquel il aspire. Ainsi plongés dans un rapport de co-dépendance, l’un ne peut advenir sans la sérénité du premier. Cette idée est synthétisée à la perfection dans une séquence où le balcon shakespearien laisse place à une poutre suspendue au-dessus de la ville (tel le Lunch atop a Skyscraper), dans une sublime recomposition en studio sur fond d’écrans LED. Julia retrouve Cesar ; il n’arrive plus à arrêter le temps, elle tient une rose, il réessaie en lui tenant la main et y parvient, ils s’embrassent, elle lâche la fleur. Celle-ci tombe et s’écrase… sur le sol du studio semble-t-il, le sol réel donc, avec l’impression à l’image, de la voir suspendue dans le vide. Time STOPS !!! La fantaisie de Méliès embrasse le concret des Lumière et c’est le romantisme coppolien qui excelle, transcende. L’électron prouve qu’il est libre : il fait de l’impalpable rêve la matière de tout projet concret — monde, ville, film…

« When does an empire die ? Does it collapse in one terrible moment ? No, no. But there comes a time when people no longer believe in it » — La chute de l’Empire romain (Anthony Mann, 1964), cité soixante ans plus tard par Megalopolis

L’amour. La création. En dépit du raffinement de son scénario, qui condense avec une maîtrise époustouflante tant de motifs propres à notre civilisation, Megalopolis, Coppola et Catilina ne peuvent que revenir à des choses simples et belles — les deux composantes essentielles du romantisme. Les grands complots existent (en Clodio, cousin conspirateur de Cesar, Shia LaBeouf trouve l’un de ses meilleurs rôles) mais ne dissimulent jamais de grands secrets, tout n’étant ici qu’affaire d’amour et de création, au risque parfois d’amenuiser la portée des personnages féminins. La scène de la poutre fait d’ailleurs office de pivot dans le récit, car c’est une fois qu’ils sont amoureux et ensemble que Cesar et Julia peuvent travailler, à la fois sur une famille (elle tombe enceinte) et sur la ville de demain. Cet emballement dans la vie des protagonistes s’accompagne d’ailleurs d’une excitation de la mise en scène. Tout se met en place, tout s’accélère : au rythme bouillonnant du cerveau d’un Cesar sous substance, ou plus tard, avec une multiplication des images dans le plan (superposition, usage d’un triptyque très napoléonien…). Celles-ci traduisent littéralement, visuellement, le maelström continu d’idées et de visions qui traversent le génie humain, le flot dans lequel celui-ci se plonge pour créer. Toujours en mouvement, aux aguets, les cinq sens mis au service de demain.

Dans son final, le film cite à plusieurs reprises Abel Gance, notamment lorsque Catilina appelle au réveil collectif, implore à la foule de s’investir dans la création du monde de demain, en écho à l’appel lancé dans J’accuse en 1938 pour prévenir des conséquences d’une nouvelle guerre en Europe. Du haut de son vieil âge, Coppola émeut alors par la conviction intacte et nostalgique avec laquelle il utilise le cinéma comme un moyen d’influencer notre futur. À la pointe de ce désir, à la manière de cette nouvelle matière, Coppola transcende cette aspiration et déborde littéralement du cadre (la fameuse « scène de l’interview ») ; il casse les règles du septième art pour mieux lui rendre sa vitalité, le plaçant ainsi directement, concrètement, dans un dialogue réel avec l’ensemble des spectateurs qui remplissent une salle de cinéma. Avec Megalopolis, Francis Ford Coppola réactualise un rapport au cinéma que l’on aurait pu croire perdu, à savoir celui d’un art avant-gardiste, capable de nous préparer à demain à travers des images inédites, des visions délirantes. « Faites mieux que nous ! » nous assène-t-il. Et pour cela, il faut commencer par bien se laver les yeux, puis de rêver de demain les yeux grands ouverts devant un film inimaginable, par-delà les limites de l’impossible.

Megalopolis de Francis Ford Coppola, le 25 septembre au cinéma.