Jouer à jouer

Critique | Simon de la montaña de Frederico Luis | Semaine de la Critique

Qui est Simon ? Pourquoi est-il de la montagne ? Et puis la montagne… quelle montagne ? Pourquoi cet article défini alors que rien ne permettra de localiser précisément l’action ? Simon ne vient pas d’une des montagnes du coin mais bien de la montagne. Simon est, dès le titre, comme investi par la puissance mystique de l’entité à laquelle le rattache Frederico Luis. C’est d’ailleurs dans une position presque christique que la première séquence du film le découvre, au cœur d’une tempête de sable, sur un promontoire, en train de chercher du réseau dans le ciel, téléphone à bout de bras. Il vient en aide à un groupe de personnes en situation de handicap – mental à priori. Mais cette image d’Épinal a quelques problèmes : la tempête et ses poussières attaquent un presque-Jésus voûté, incertain, qui finit par laisser tomber, et donc casser, leur objet de salut. Simon est donc présenté, pas seulement comme une personne valide qui viendra sauver les déficients, mais aussi comme – peut-être – l’un d’entre eux. La scène suivante le confirme : Simon sera avec le même groupe, à la piscine, en train d’apprendre à nager. La scène d’après l’infirme : sa mère viendra le chercher à l’institution, l’air de dire qu’est-ce que tu fous là. Mais alors qui est Simon ? Un aide-déménageur, nous a-t-il dit dans le tout premier dialogue du film. Pourtant, le voilà sur des chantiers de rénovation pour aider son beau-père. Chaque information aura le droit à sa désinformation. Le cœur du film de Frederico Luis : l’incertitude. 

Au premier rang des incertains, le ou la spectatrice, incapable de démêler et d’aplatir toutes les couches que le film ajoute – par exemple cet appareil auditif, à quoi lui sert-il ? Entend-il vraiment mieux avec comme il le prétend ? Pourtant le mixage sonore nous indiquait tout à l’heure que ça n’allait pas beaucoup mieux avec. Personne ne sait. Simon lui-même est incertain : cette fille avec un bonnet de petit monstre bleu qui fait des tours de roller en dansant – scène sublime -, est-ce qu’il la désire ? Et s’il la désire, est-ce parce que lui aussi est comme elle ? Mais en même temps, il n’est pas sûr d’être comme elle, car son corps l’intimide, et puis s’il devait la désirer vraiment, alors c’est qu’il est définitivement comme elle. Son esprit rattrape les pulsions de son corps. La montagne, c’est son corps. Puissance mystique du corps : il dit à sa mère se sentir à sa place lorsqu’il est avec eux, il s’y sent bien. Est-ce parce qu’il s’amuse avec ses nouveaux amis ? Est-ce parce qu’il entrevoit, comme Lars von Trier, le plaisir de s’affranchir des normes sociales ? Est-ce parce qu’il est amoureux ? Toujours aucune réponse.

Simon de la montagne est un film dont l’objet est au carré, comme tous les grands films : l’interprète de Simon ne joue pas au déficient, il joue à jouer au déficient. Cela donnera d’ailleurs lieu à une scène où son complice note son jeu d’acteur 3,5 étoiles sur 5 ! L’acteur qui joue Simon conscientise les moments où il se met à agiter sa tête et sa mâchoire : dans les moments de trouble ou de stress, le voilà qui arrête immédiatement, lorsqu’il se souvient qu’il doit faire semblant, le voilà qui reprend. Le métier d’acteur accepte grossièrement deux grandes catégories : performer, ne pas performer. Frederico Luis positionne son acteur entre-deux, ou plutôt, les-deux-à-la-fois. Cela crée un trouble d’autant plus grand que l’interprète de Simon est entouré d’acteurs qui ne performent pas le handicap : il en fait trop, à minima, il fait, là où elles et eux ne font pas. Son amie lui fera judicieusement la réflexion à la vision d’une cassette numérisée de son enfance « tu ne bougeais pas la tête à cette époque ? » – question qui n’en est pas une puisqu’elle l’avait déjà repéré. 

Arrive une scène où Simon laisse tomber et casse une grande vitre de fenêtre dans la cour d’une cliente de son beau-père. Est-ce par maladresse, est-ce parce qu’il se rappelle qu’il doit jouer le handicap, ou est-ce parce qu’à force de jouer son handicap, il l’imprime dans son corps ? Vertige : en jouant le déficient, il le devient. Puissance de la performance. Et puis viennent les deux dernières séquences, qui achèvent la transformation. Pour devenir fou, il faut être perçu comme tel, car la performance ne vaut jamais que pour soi-même, elle est là d’abord pour les autres. Et si ses stratagèmes ont jusqu’à maintenant été déjoué, alors il en est un qui ne souffre d’aucune ambiguïté : la violence. Vous pensez que je ne suis pas fou ? Je vais me comporter comme un fou. Dernière étape, le questionnaire : Simon est aide-déménageur, et au fond c’est un peu vrai, aide-chantier, aide-déménageur… Simon de la montagne rappelle par moment Les Poings dans les poches, par endroit Pasolini, entre violence, mysticisme et psychanalyse. Mais c’est aussi et avant tout un film insaisissable et moderne, dans lequel Frederico Luis questionne des frontières qui n’existent que parce que la ligne est plus simple à appréhender que le spectre, et c’est pour cela que c’est un grand film.

Simon de la montaña de Frederico Luis, avec Lorenzo Ferro, Pehuén Pedie, Kiara Supini, prochainement au cinéma