Megalopolis nous obsède(ra)

Critique | Megalopolis de Francis Ford Coppola | Compétition

On vous le disait hier : Megalopolis n’a pas besoin de nous pour faire partie de l’histoire, bien qu’il y entrera peut-être par la petite porte d’après les premières réactions. De notre côté, nous préférons repousser le moment d’écrire la critique traditionnelle. Commençons tout de même le travail en revenant à quatre mains sur quelques-uns des motifs qui nous ont et continueront assurément de nous obséder dans le dernier film de Francis Ford Coppola.

Ses effets spéciaux

Coppola l’a rapidement annoncé : Megalopolis a été composé en ayant recours à des écrans LED placés derrière les personnages pour faire office de second ou arrière plan, une technologie déjà utilisée sur The Mandalorian par exemple. Libéré de tout jugement de producteur-boutiquier, le pape se permet tout et offre une bouffée d’air frais lorsqu’il utilise les effets spéciaux à une autre fin que celle du y-croira-t-on. Le réalisateur ne nous ment pas, Megalopolis est une fable, on sait que tout y est factice (l’une des nombreuses autres obsessions du film). Alors que faire ? Des images romantiques. Lorsque César Catilina (Adam Driver) réfléchit depuis le toit de son Chrysler Building, il travaille (Lunch atop a Skyscraper). Les poutres, omniprésentes dans le film, remplacent le balcon de Roméo et Juliette lorsqu’il embrasse Julia Cicero (Nathalie Emmanuel). Venue avec une fleur à la main, le baiser lui provoque une réaction physique qui se propage dans tout le corps, elle la fait tomber. Celle-ci s’échoue sur le sol du studio — en suspension au-dessus du vide dans le film. Oui, ce baiser est l’un des plus beaux du cinéma. Un moment de suspension au-dessus du vide, jouant dangereusement à l’équilibriste au-dessus de l’abîme du ratage, à quelques pas du chef-d’œuvre.

La minute où Megalopolis a arrêté d’être de l’art

On est devant un grand film se dit-on. Mais pourquoi diable cet homme à notre droite se tient-il debout ? Quand tout à coup, il monte sur scène, un pied de micro à la main. La séance est annulée, il y a eu un attentat me dis-je. Quand tout à coup, la conférence de presse que donne César traverse littéralement l’écran. L’homme pose une question à laquelle répond l’architecte, dans un timing parfaitement géré, avant de s’en aller discrètement. Dix réactions me (nous) traversent en même temps : pourquoi les journalistes se sentent-ils obligés de filmer ? pourquoi les journalistes ne réagissent audiblement qu’à ce moment-là ? qu’a dit l’homme au final (car tout étourdis que nous sommes, nous avons complètement oublié de l’écouter) ? pareil pour la réponse de Driver. Tout cela est pensé par Coppola. Coppola malin génie. Génie presque tout le temps, gros malin dans un happening qui casse tout. N’aurait-il jamais lu L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ? On se dit que quand même, on assiste à un truc de gros bourgeois, que les journalistes jubilent de donner leur petit avis de spectateur bousculé, mais qui réfléchira aux conséquences du geste sur l’ontologie de l’œuvre ? Car à faire ce petit sketch, le film choisit d’être autre chose que du cinéma, plus pense-t-il, moins en réalité. Car il ne pourra jamais imposer ce que toutes les personnes qui regardent le film le voient dans ces conditions (quand on le regardera à la télé ou sur notre I phone dans le métro, il sera où le monsieur ?), il crée une scission impardonnable dans le public. Il y aura ceux qui l’ont vu à Cannes, choqués (nous étions les premiers à le voir, ce spoil amoindrit la portée du film, cf l’édito d’hier), et les autres. Nous ne voyons pas le cinéma de cette manière. Est-ce lié au fait que nous n’avions pas 200 millions de côté pour réaliser notre rêve le plus fou ?

“Francis, t’es venu me parler d’urbanisme ?”

Le titre annonce la couleur : Coppola n’en n’a rien à faire de la sempiternelle guéguerre politique des banquiers-politiciens. De César à Trump, c’est toujours la même histoire, donc pas besoin de s’y intéresser. Coppola le Grand Architecte de son univers veut juste nous parler urbanisme. Kitsch absolu d’un décor qui semble tout droit sorti d’une publicité réalisée par une agence commerciale pour  modéliser un projet urbain. Et pourtant saisir quelque chose de l’essence du postmodernisme en abolissant toute profondeur pour des jeux de surface, les fameuses vitres réfléchissantes des bâtiments new-yorkais, la nouvelle Rome. Et littéralement rentrer dans le flux, nouvel espace de la mobilité. L’utopie dans le postmodernisme n’est pas possible, il n’y a qu’atopie. Plus rien ne se saisit.

La matière dont les rêves sont faits

César le grand ingénieur a inventé une nouvelle matière, le rêve. Et le rêve, c’est le cinéma. Donc une matière de lumière en rétroprojection. N’existe que le simulacre dans sa pureté absolue, celle de l’absence de matérialité des pierres sur lesquelles nos empires sont bâtis. Le rêve devenu la matière même du réel donc. Nous parlions du kitsch absolu : le rêve américain tel qu’il s’est toujours rêvé, du carton pâte et du bidon en plastique d’où émane une matière synthétique d’un siècle d’esthétisme made in us, de Wharol à Robocop. (Re-)vêtement de la parfaite transparence : «you can see through me». Et pourtant, la vérité n’existe plus, lorsque tout est visible.

Gangster paradise

Le Jardin d’Eden, métaphore reculée du film de gangster. Le gangster va chez le fleuriste, car il y cueille des memento mori. Le gangster a toujours voulu créer son jardin secret, son petit coin de paradis dans l’enfer bétonné des grandes métropoles. Car il est poète sous ses airs de gros dur. Le parrain n’est pas loin, une vague mélodie qui rythme un tapis rouge, il porte un chapeau, comme les membres de son gang. Et c’est le temps, dont il est le gardien, qui ouvre le film, du cadre au cadran, il n’y a qu’un saut dans le vide.

Megalopolis de Francis Ford Coppola, avec Adam Driver, Nathalie Emmanuel,  le 25 septembre 2024 au cinéma