Rendez-vous avec deux cinéastes

Édito | Festival de Cannes Jour 9

À Cannes, le nombre de films visionnés remplace l’échelle du temps. À Cannes, on ne dit pas « hier soir, j’ai vu le dernier film de Christophe Honoré, c’était super » mais « j’ai vu le Honoré entre le Gomes et le Desplechin : pitoyable ». Nous sommes des critiques. On feint d’avoir le temps de développer ; nous n’avons que des films dans notre vie et un seul mot suffit pour passer au suivant (à l’oral). Les jours précédents, à quelques films de ceux d’aujourd’hui, nous avons découvert Apprendre de Claire Simon et Grand Tour de Miguel Gomes. Claire Simon, une cinéaste que l’on suit et apprécie particulièrement ; Miguel Gomes, l’un des rares contemporains que nous n’avions encore jamais croisé dans notre tour de piste cinéphilique (son dernier film Journal de Tûoa date de 2021, année de naissance de Tsounami, et Tabou, parmi ses plus connus, reste assez peu montré en ciné-club). De toute évidence, nous n’avons pas vu ces deux films de la même manière.

Lorsqu’Apprendre démarre en ouvrant le portail de son école, il nous invite littéralement à entrer dans un établissement scolaire, en tant qu’adultes, pour regarder d’un autre œil, aiguisé, les pratiques d’apprentissage. Comment se transmet un savoir, dans quel contexte, dans quel environnement visuel et sonore. La démarche documentaire contient en elle-même quelque chose de donné et de limpide ; les règles et le dispositif formel s’offrent au spectateur en toute clarté au bout de quelques séquences. Connaître l’œuvre de Simon n’aide que très peu à regarder Apprendre. Elle précise à la rigueur que la documentariste cherche à mettre en lumière le fonctionnement plutôt que la chose : l’apprentissage plutôt que l’école, l’épopée qui mène à la création de Tënk plutôt que le documentaire (Le Village), la relation du sujet féminin au médecin (Notre corps), ou encore la guerre psychologique entre Duras et son amant (Vous ne désirez que moi). Apprendre se donne simplement à voir, il ne faut rien connaître au préalable pour entrer dedans, et l’on en sort la tête remplie de séquences. Des enfants chantent Diamonds de Rihanna (et toc Sciamma !), un enfant se tord en douze pour montrer au professeur qu’il lève le doigt, les processus staliniens d’exclusion des enfants pas gentils dans la cour de récré…

De l’autre côté du spectre, Gomes demande au spectateur une certaine connaissance préalable de son travail. Il suffit pour s’en convaincre de lire les premières critiques érudites de Grand Tour : retour sur les précédents films, mention du contexte de tournage, digressions sur son travail entre documentaire et fiction. Difficile donc, à la sortie de la salle et après une semi-sieste en fin de film, épuisé, de faire la part des choses entre un potentiel ratage et une réussite qu’on n’a pas ressenti dans sa chair, comme c’était le cas pour Bird ou Miséricorde. Alors bien sûr, cela n’empêche pas de remarquer la manière dont Gomes tente de tresser fiction et documentaire. Un récit romanesque en voix-off a l’ambition de nous faire éprouver une dialectique entre passé et présent, colonies et ex-territoires colonisés, l’histoire racontée et la réalité montrée. Mais que sait-on de l’Indochine, au fond, à part que les français s’y trouvaient ? Et les anglais, où étaient-ils exactement ? Pour lire le film, la connaissance est nécessaire, le travail documentaire pas assez ample pour se suffire à lui-même ; il faudrait ne serait-ce qu’avoir la possibilité de l’inscrire dans la continuité d’un travail esthétique. C’est par exemple aussi le cas de Jia Zhang-ke, que nous avons découvert à l’aveugle, sans savoir que les images documentaires des années 2001 et 2005 étaient des rushs de ses précédents films. Bref, le terrain est parfois trop inconnu pour s’y aventurer avec confiance et dépasser le stade de la description factuelle. On en voit déjà certains arguer que « c’est un voyage sensoriel, la narration est secondaire ! » Et si nos sens ne nous ont pas fait voyager, on va se faire foutre ?

Conclusion : au contraire de Claire Simon, Miguel Gomes est exigeant. Documentaire accueillant, fiction austère. C’est aussi ça le jeu cannois, de s’obliger à entrer dans un univers dont les codes ne nous sont pas familiers, activer des neurones fatigués, combattre des paupières lourdes sur lesquelles appuient le ronronnement du mixage sonore, et se dire qu’il faudra rattraper, encore et toujours. Des siestes, il y en aura eu beaucoup. C’est par exemple le cas de Blue Sun Palace (Prix French Touch du Jury de la Semaine) et de Mongrel (sélectionné à la Quinzaine), sur lesquels nous n’avons pas écrit. Pour le moment, trop de films à voir, un seul mot suffira. Le Claire Simon ? Mignon. Grand Tour ? Film-sieste.