Article | Analyse du palmarès du 78e Festival de Cannes
La journée avait commencé sur les chapeaux de roues avec la panne d’électricité (causée par des actes de sabotage) qui a frappé le bassin cannois. Qui en est à l’origine ? Première intuition totalement biaisée : c’est Óliver Laxe, déjà au courant qu’il ne gagnerait pas le prix suprême, décidant de se venger. Non, la Palme n’ira à personne. C’était sans compter sur les groupes électrogènes du palais qui permirent au gratin du festival de continuer d’exister tandis que le monde autour était à l’arrêt. Après une dizaine de jours intenses et souvent ensoleillés, les rideaux se baissent après l’annonce d’un palmarès mi-figue, mi-raisin, que nous entendons analyser avec la bonne foi qui nous caractérise.
Free Palestine
D’abord, Laurent Lafitte fut exemplaire en maître de cérémonie : moustache épousant le relief de ses lèvres, et un constant rappel de ses privilèges dans un monde qui souffre. Il l’a rappelé en entretien, il est difficile pour lui de prendre position, faute d’expertise. Alors faudrait-il penser que seuls les experts en géopolitique peuvent s’exprimer sur un sujet qui exige surtout de l’humanité et une soif ineffable de justice ? Se positionner clairement sur le génocide en cours est-il l’apanage des vertueux·ses ? Le Festival de Cannes aura été marqué par cette difficulté à s’exprimer clairement quand bien même une pétition contre le génocide à Gaza aura tourné au cours de la quinzaine. 900 signatures, mais combien de prises de parole ? La politique était donc latente, en témoigne le palmarès de la sélection officielle : I’m Glad You’re Dead Now a remporté la Palme d’or du court-métrage et son réalisateur (Tawfeek Barhom) a dédié son prix à « la Palestine et à la paix ». La satisfaction s’est poursuivie avec l’annonce de la Caméra d’or pour le très méritant cinéaste irakien Hasan Hadi, que nous n’avions pas manqué de célébrer lors de la première de The President’s cake. Un talent est né, et sa carrière prendra sans doute une autre dimension avec cette reconnaissance internationale, en tout cas on l’espère.
Un accident
Comment analyser lucidement un palmarès à l’intérieur duquel ne figure pas en son sommet le chef-d’œuvre de la compétition, Sirāt ? Une sensation de voir une nouvelle fois un prix de jury qui ressemble à un prix de l’audace, condamné à ne pas avoir le droit de remporter la Palme d’or. Le jury y célèbre le supplément d’âme, l’intrépidité, la fugue et la fougue. Dolan (Mommy), Arnold (American Honey), Skolimowski (EO), Weerasethakul (Memoria), Zviaguintsev (Faute d’amour) en avaient fait les frais… Le meilleur film n’est pas toujours la Palme d’or. Le meilleur film n’est souvent pas la Palme d’or. En attendant, la relative radicalité de Sirāt, qui a pourtant tout du film total (un Salaire de la peur doublement doré et revisité, de l’aventure, une exploitation de la matière désertique, le sable, les roches et l’immensité, un conflit géopolitique en fond, la vie, la mort, et la transe de la techno) n’en reste pas moins dissensuelle. Un prix du jury, soit, ex-aequo avec Sound of falling de Mascha Schilinski, qui a divisé autant sur la Croisette qu’au sein de notre rédaction. Le film explore les intériorités féminines sur plusieurs générations et dans un lieu commun – une ferme. Scandaleux ou surprenant de constater qu’il s’agit de la seule cinéaste à repartir avec un prix ; entendre, où sont les femmes ? On eût pu imaginer au palmarès Kelly Reichardt (The Mastermind), Clara Simón (Romería) ou encore Julia Ducournau avec son clivant et mal aimable Alpha. Que nenni ! Encore un accident ? Ou une tendance qui peine à s’infléchir ? « Le cinéma est avant tout une affaire de morale » entendait-on dans le très poseur Nouvelle Vague ; on voudrait y répondre au vu du palmarès que selon le jury il est une affaire d’hommes, et fi de la morale.
La cerise sur le gâteau
Il y a toujours une forme d’ironie dans un palmarès car de facto (Classe Moyenne, si tu m’entends…), la subjectivité faite d’affects et d’intérêts prime. Ainsi, qui est surpris·e de voir les frères Dardenne recevoir un nouveau prix ? C’était écrit : ils partent avec celui du scénario. C’est un running gag, si l’on veut rire, ou la perpétuation d’une tradition que l’on déplore, consistant à donner des prix du scénario aux films qui sont marquants pour toutes les raisons sauf celles rattachées au scénario. On pense notamment à The Substance (2024), au Portrait de la jeune fille en feu (2019), ou encore à Drive my car (2021) qui aurait pu largement toucher la Palme. Soit. Tant qu’il y aura Cannes et les frères Dardenne, il y aura un prix (surprenant à ce titre qu’ils n’aient pas re-gagné un prix spécial). C’est le E=mc2 du cinéma, la cerise sur un gâteau trop farineux, pas assez citronné. Alors, nous nous réjouissons des prix d’interprétations féminine et masculine donnés à respectivement Nadia Melliti, grande révélation de La Petite Dernière, et Wagner Moura, grande confirmation du retors et brillant Agent secret, par ailleurs prix de la mise en scène pour le flegmatique et charismatique Kleber Mendonça Filho, qui aurait pu espérer bien plus – d’autant plus que Hong Sang-soo a adoré son film. Nouvelle récompense cannoise pour le brésilien, toujours pas la Palme. On espère à l’avenir entendre les bruits de Récife résonner dans l’enceinte du palais ; pour célébrer la statue fleurie tant attendue.
D’or et de Staline
Où es-tu Deux Procureurs ? Avec son retour à la fiction aux heures des purges staliniennes, Sergueï Loznitsa a réalisé un chef-d’œuvre d’austérité et de mise en scène. Au-delà de la composition des cadres et d’un scénario bien ficelé (lui…), Deux Procureurs était marqué par un humour noir teinté d’absurde (ou dans l’autre sens) insoupçonné dans l’œuvre de l’ukrainien. Il passe à la trappe. Par ailleurs, le film de Bi Gan, Resurrection, était sans conteste la plus grosse attente des festivalier·es tant le flou autour de sa potentielle sélection fut le feuilleton le plus palpitant de l’époque pré-Cannes. Sera-t-il fini à temps ? Si oui, bouleversera-t-il a minima la Croisette, puis le jury et peut-être même le monde ? Un prix spécial lui a été desservi, marquant autant la volonté de le récompenser que la crainte de le consacrer pleinement.
In fine, Valeur sentimentale de Joachim Trier gagne le Grand Prix tandis que la Palme d’or revient – logiquement – à Jafar Panahi avec Un simple accident, titre euphémique dans lequel loge toute la colère d’un cinéaste qui fut emprisonné par un régime autoritaire et liberticide. Connaissant les accointances entre Juliette Binoche et Jafar Panahi, il demeure ainsi logique qu’il ajoute cette palme à son armoire de trophées après le Léopard d’or (Le Miroir, 1997), le Lion d’or (La Chasse, 2000) et l’Ours d’or (Taxi Téhéran, 2015). En persan, il souffle un vent de liberté sur le Festival de Cannes, à l’heure où le monde se fascise. Le cinéma doit regarder la réalité en face, l’observer, l’affronter, la décrire. Les films demeurent ontologiquement politiques, et si la déception de ne pas voir Óliver Laxe en haut du tableau subsiste, un hommage sincère doit toutefois être rendu à Jafar Panahi, pour que la fugue de la raison résonne en nous : que le cinéma soit une fuite en avant !
Palmarès complet de la Compétition (SO) :
Palme d’or : Un simple accident de Jafar Panahi
Grand Prix : Valeur sentimentale de Joachim Trier
Prix du jury : Sirāt d’Óliver Laxe ex-aequo avec Sound of falling de Mascha Schilinski
Prix de la mise en scène : Kleber Mendonça Filho, pour L’Agent secret
Prix du scénario : Jean-Pierre et Luc Dardenne, pour Jeunes mères
Prix d’interprétation féminine : Nadia Melliti, pour son rôle dans La Petite Dernière, de Hafsia Herzi
Prix d’interprétation masculine : Wagner Moura, pour son rôle dans L’Agent secret, de Kleber Mendonça Filho
Prix spécial : Resurrection de Bi Gan
Caméra d’or : The President’s cake de Hasan Hadi
Palme d’or du court-métrage : I’m Glad You’re Dead Now de Tawfeek Barhom
Palmes d’or d’honneur : Robert De Niro et Denzel Washington