Jour(nal)s de bord : 7, 8, 9
Cette ultime introduction servira de conclusion. Couvrir un festival c’est dans un même temps s’épuiser physiquement et s’élever spirituellement. On passe par des doutes et des siestes, des cafés et des coups de cœur. On est heureux que ça se finisse (on va prendre des vacances) et triste que ça ne soit pas plus long (on ne s’arrête jamais de réclamer des grandes œuvres).
Peu de rencontres avec des humains durant ces dix jours, mais énormément de sommets avec de très bons films (Direct Action, Où sont tous mes amants, Longtemps ce regard, Arancia Bruciata, etc). Isolé sur le piton du monde, et avant de reprendre son train-train quotidien, on tente de gratter quelques papiers, quelques idées, on réfléchit à notre condition de critique, on se refuse de malmener les petits films (mais on le fait parfois quand même), on s’assoit dans un siège, on bouquine, puis on ferme le livre quand les lumières s’éteignent. Une séance qui commence est une pause dans la vie qui nous permet ensuite de mieux la voir.
Après ce festival, loin de s’auto-percevoir comme la République, mais dans la lignée de notre prochain vote aux élections européennes, nous pourrions crier “Le réel, c’est moi !”. Car il semble complètement et radicalement impossible de sortir de ces cinquante films vus sans se souhaiter un instant, aux yeux de la société, un insoumis qui hurle et dont les échos réclameraient urgemment et légitimement un nouveau monde.
Jeudi 28 Mars
Aeroflux (2024) – Nicolas Boone
(42 minutes, Forum des Images)
Quoi de mieux qu’une petite promenade dans les alentours de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle ? Vélo embarqué comme la caméra, Nicolas Boone suit son GPS, trace ses trajets, guette les environs, essoufflant la zone en l’arpentant, en pédalant. Le cœur bat façon free-jazz et les poumons absorbent les airs que les avions ne gardent pas. Longeant le bord des routes en passant par la rue Brûlée de Goussainville (qui porte bien son nom), il découvre des carcasses de jouets, des ruines d’habitats sauvages, des travaux en cours, des panneaux partout, des reliques de quelques vies charcutées. De cette caméra au point de vue subjectif, nous pointons le nez dans une périphérie terrifiante. Moyen-métrage aux allures horrifiques façon found footage, images trouvées en balade, où les monstruosités ne sont ni chaudes ni organiques (bien qu’humaines), mais glaciales et industrielles. Les décors du coin manquent d’exorcismes. Ils hantent les vagabondages des imprudents pêcheurs d’images. Nicolas Boone a sa canne sur le porte-bidon et le hameçon dans la pellicule de ses rayons.
Breathless (2024) – James Benning
(86 minutes, Pompidou Cinéma 1)
Après Faces et Easy Rider, voici venu le temps pour Benning d’À bout de souffle. Ce nouveau genre de remake reprend comme base première d’adaptation la durée du film original. Ici, 86 minutes. Il n’est pas question de faire revenir un semblant d’histoire, non, c’est l’objet filmique formel (en tant qu’objet tangible) que Benning souhaite emprunter : une durée, un format, et rien d’autre (ou un thème musical, mais nous n’en dirons pas plus). La structure de son cadre annihile l’horizon en bloquant la profondeur d’une omniprésence montagneuse. Filmé en Californie, le long-métrage de Benning montre des arbres sans feuilles, des conifères fatigués, du bitume saccageur et des agents régionaux qui, en coupant les branches de trop, travaillent à libérer les risques des passages automobiles. Ce tableau vivant tient en ligne de mire son champ. Les sons hors-champ n’ont pas lieu d’être (sauf les tapageurs moteurs d’avions qui à plusieurs reprises font trembler les spectateurices éveillé·es). Quand un camion roule, monte la route, une fois son passage dans le cadre terminé, son moteur disparaît instantanément de la captation. Ce travail formel permet d’uniquement se concentrer sur ce que nous pouvons voir. Mais pour cela, il faut être attentif. L’épure et le manque d’événement (qui n’en sera un que pour celles et ceux qui ne savent pas considérer une feuille dansant au vent) n’aident pas l’attention. Or, c’est bien dans cette carence de don que réside toute la beauté du film.
Benning ne veut pas imposer, il préfère proposer. C’est à nous, selon notre humeur et notre bon vouloir, d’aller grappiller à souhait ce qui s’expose. Certaines minutes nous lâchent dans nos pensées, d’autres nous ramènent dans l’image – jamais il n’y a de vide. Le film ouvre des possibilités infinies de questionnements sur sa propre existence (« aurais-je cadré ce bout d’arbuste sec en bas à gauche si j’avais été à la place de Benning ? ») et sur la nôtre (« depuis quand ne suis-je pas allé me promener en forêt ? »). La beauté de la proposition se forme dans cette illimitée liberté de divaguer. Rien ne nous enferme, rien ne nous retient. James Benning, en nous laissant cette place fantastique, ne nous vole pas notre temps. La salle obscure est là pour nous laisser le temps d’observer, de contempler, et le cinéaste américain – pour notre plus grande joie – l’a définitivement bien compris.
Aparté sur la séance :
Nous connaissions les énervements de type moraux. Chacun de nous a déjà assisté à un grognement d’un voisin ou d’une voisine devant le dernier Von Trier (« pas les enfants ! ») ou la rediffusion d’un Noé à l’envers ou à l’endroit (« aussi long, c’est infâme ! »). Grâce à ce tout nouveau Benning, nous avons appris l’existence de l’énervement de type esthétique. En effet, le film, ne mettant en scène rien d’immoral, ne peut avoir motivé la voix aiguë et âgée du dernier rang que pour la simple raison cinématographique (plan unique de 86 minutes, fixe, nécessitant patience et sérénité). Nous ne voyons pas d’autres explications à son « Connard ! » répété deux fois et qui visait sans aucun doute James Benning lui-même, tant cette même voix cherchait à se faire entendre dans toute la salle. L’hommage à Godard s’est donc involontairement transformé, le temps d’un instant, en hommage à Pialat (bien que pour lui aussi les raisons aux insultes étaient avant tout morales…). Le Cinéma du Réel est un festival de Cannes où les tentatives formelles sont aussi inacceptables pour certain·es que la représentation humaine de Satan. Une pensée pour ce pauvre Benning qui avait pourtant pris soin de ne tuer aucun enfant et de ne filmer aucun viol…
Vendredi 29 Mars
Fatigué de cette semaine de festival, météo pluvieuse sur Paris, crise existentielle, déprime, absurdité d’écrire des articles que personne ne lira (sauf vous) sur des films que personne ne verra (sauf vous, je l’espère)… Je décide d’annuler mon programme, de rester chez moi et de regarder des Benning que le festival n’a pas programmé, d’en faire un paragraphe et de crier aux mécontents d’aller se faire foutre (que tout le monde garde son calme, ce n’est qu’un hommage à Godard, À bout de souffle).
Pig Iron (2010) / Maggie’s Farm (2020) / On Paradise Road (2020) – James Benning
(31 / 84 / 75 minutes, Appartement)
Hier, avant Breathless, James Benning expliquait qu’il en voulait beaucoup à Griffith d’avoir instauré le récit comme une norme intrinsèque au cinématographe. Aujourd’hui, entre le visionnage de Maggie’s Farm et celui d’On Paradise Road, je me rendais compte qu’après une quarantaine de films de Benning vus, je ne me lassais toujours pas de son style. C’est la marque des plus grands me direz-vous… Et vous auriez raison. Mais il ne faudrait pas réduire la grandeur de son geste à un simple procédé, car il me semble que c’est tout une philosophie esthétique que son œuvre remet en cause. Nos habitudes perturbées, nos constructions abattues. Il n’aime que le cinéma d’avant Griffith, cette captation de la vie sans outils narratifs, et pourtant il libère certaines cinéphilies d’aujourd’hui, de ce siècle engorgé de narrations, d’histoires et d’anecdotes en veux-tu en voilà. Comment expliquer le phénomène ?
Disons qu’à une époque où le flux d’images est devenu le commun des mortels, il fait un grand bien d’en contempler quelques inutiles. Assiégé par les propos publicitaires, les narrations de passe-temps, les émissions d’idéologies, les vendeurs de rêves et les créateurs de marques, toutes ces bêtises utilitaires qui passent par l’image pour nous faire les poches, je me sens comme pris par la main d’un vieil américain qui, me sortant calmement, tendrement, patiemment de cette éruption fossilisante des achats nécessaires et autres consommations mensongères, me préserve de la crétinerie urgente, cette envie pressante et compulsive de remplir le vide de mes ennuis. Ses images inutiles (dans un sens qui vous semblera donc dorénavant, et à raison, plus que flatteur) m’emportent et m’élèvent au rang que tout·es citoyen·nes mériteraient : observateurices du monde qui nous entoure, contemplateurices des alentours de notre seule vie, et sans aucune soustraction envers le biais de visionnage (le nommé cinéaste).
Devant un film de Benning, notre temps est le nôtre, rien que le nôtre. On ne nous l’a pas volé, au contraire, on nous l’a laissé. Hors de ses œuvres, nous n’aurions peut-être pas aussi bien vu les escaliers du bâtiment scolaire de Maggie’s Farm. Car il n’est plus question de simplement regarder ou de naïvement remarquer ce qui nous entoure, loin de là, car maintenant, après Benning, notre vue s’est considérablement affinée et nous verrons donc enfin le monde d’un autre œil, d’un nouvel œil, à la lumière (ou aux Lumière) d’une émancipation de l’image – celle sans récits, ni Griffith de filiation.
Samedi 30 Mars
Imperial Princess (2024) – Virgil Vernier
(48 minutes, Forum des Images)
Drôle de situation que de se retrouver par voyeurisme à suivre une fille, Iulia, de propriétaire russe, millionnaire (milliardaire ?), pendant les premiers instants de la guerre en Ukraine, se devant mélancoliquement de rester seule à Monaco, là où son pauvre papa fut contraint de retourner au pays. Cet enchâssement du dégoût envers notre propre empathie avec l’errance creuse et l’existence fade d’une fillette à papa ouvre un étonnant sentiment d’indécision. Où Vernier se place-t-il ? S’il se moque des tourments bourgeois, il le fait avec trop d’humanité pour que nous l’accompagnions dans une longue humiliation de 48 minutes. Et s’il accompagne, premier degré, les états spleenétiques de la pauvre fortunée, la candeur politique s’y retrouvera flagrante et pathétique. Surement alors que Vernier joue sur les deux terrains en même temps. L’omniprésence de la voix-off naïve et dangereuse de Iulia accumule les propos sociologiquement ridicule (son ami Rayane aurait vécu la misère avant son transfuge, il se serait « fait tout seul », oui, oui, on connaît l’arnaque, ce délire « si l’on veut, l’on peut » de la pseudo-méritocratie que les bourgeois utilisent pour se légitimer, se déculpabiliser) et ses chagrins gênants (entourés de voitures de luxe, de bijoux, de chambres d’hôtel gigantesques, de restaurant à chaque repas, d’amuse-gueules non taxés, fraudes fiscales assumées). Tandis qu’en surcouche, ce même imaginaire monégasque et aristocratiquement désuet s’expose par les images violemment nauséeuses de Vernier qui n’hésite jamais pour cramer les flux publicitaires et ridiculiser les moteurs de Lamborghini. L’on passe d’une larme isolée comme dans une story Instagram à un comique prénom pour Yacht, et on en fait le titre du projet. Imperial Princess est le balancement d’un monde à l’autre – la lutte des classes gesticulant comme un spectre dans un miroir. Le reflet de nos (leurs) bouffonnes vies.
Sam (2018) – James Benning
(18 minutes, MK2 Beaubourg)
L’ami qui m’accompagne à cette séance, en sortant, me dit que ça l’a renvoyé dans sa chambre d’enfance, au chalet en montagne, une vue similaire à ce cadre (celui de Sam, des hauteurs d’arbres et du ciel, beaucoup de ciel). Plan unique de 18 minutes, une voix-off poétique au début et un interlude musical vers la fin, la majorité du temps est faite du silence direct de la nature visible. Ce court hommage à la mémoire de Sam Shepard donne la note parfaite pour terminer le festival. Une fenêtre sur le monde, un regard fixé dans un cadre, des souvenirs qui ressurgissent, la sensation que la mort peut brusquer chaque instant, la nature omniprésente. Le temps qui avance et la vie qui file. Les cinéastes cadrent, nos regards passent. Avec le Cinéma du Réel et avec celui de James Benning en particulier, nous avons vécu un instant de vérité, le plus beau de tous – celui qui se reflète dans les écrans et qui se retrouve dans nos mémoires. L’art a ce pouvoir de rendre consistant les instants politiques et poétiques que l’humanité n’arrive jamais à épingler. Nos conditions de mortel·les, fort heureusement, se retrouvent et se retrouveront toujours dans la lumière capturée des cinéastes. Nos vies entières pleines de lueurs.