Mon copain le seigneur

Critique | La BM du Seigneur, Jean-Charles Hue, 2011

L’avantage d’écouter les cinéastes présenter leurs films en amont de leur projection en festival, c’est qu’ils nous indiquent assez précisément si l’on aimera leur œuvre ou non. Ils ne nous le disent pas explicitement, mais par leur posture, le choix des mots, la manière d’amener les choses, tout cela en dit souvent bien plus que leur discours en lui-même. Lorsque Jean-Charles Hue a présenté La BM du seigneur au Cinéma du réel, nous nous savions entre de bonnes mains et prêts à plonger dans un grand film ; nous parlions la même langue.

Après plusieurs années vécues aux côtés de Yéniches (des gens du voyage implantés dans le nord de la France), un mauvais cinéaste aurait réalisé un mauvais documentaire-sujet de 52 minutes. Qu’a fait Jean-Charles Hue ? Une fiction. D’où part-elle ? De Fred, qui du jour au lendemain arrête de voler car il a rencontré un ange ; de Fred qui a dit à Jean-Charles qu’il fallait peut-être faire un film sur lui. Avant de parler de quoi que ce soit, La BM du seigneur est donc le film d’une amitié entre un homme et un cinéaste, qui fera de lui un héros de cinéma ; un film précieux que n’aurait pu imaginer un mauvais cinéaste en salle d’écriture, terrifié de passer pour un scénariste méprisant. C’est drôle que les scénaristes aient peur de mépriser les gens du voyage, mais jamais les prolos ou les arabes, mais nous nous égarons. Espérons-leur de rencontrer un ange.

La vie en communauté, une grande famille, quelques « chouraves » de voiture pour subsister. Des vols rationalisés donc, pour continuer de vivre et pas plus, loin de toute luxure. Le film s’ouvre sur l’arrivée d’une BM dans le camp : elle est trop chère, elle roule trop vite et manque d’écraser les enfants. C’est une plongée dans le réel, avec des caméras qui tiennent plus de la Twing’ que de la BM, avec des gens qui parlent leur propre français, sans sous-titre (idée travaillée dans Dahomey également : la véritable star du Festival, c’est eux !). Comme le scénario, les mots, qui souvent nous échappent, participent d’un devenir plus large que leur finalité initiale – c’est là tout l’intérêt de la plongée à laquelle invite Hue.

Il faut bien une moitié de film avant que l’élément déclencheur ne se manifeste, après quelques bagarres, règlements de compte et insultes entrecoupées de « mon copain » qu’on commence à distinguer, dont on se délecte. On discerne peu à peu le logiciel de Fred et sa famille, la logique par laquelle il en vient à faire du vol son métier, et de la marge leur quartier. Et lorsque le mystique survient, brutalement, il est tout aussi inattendu pour Fred que pour le spectateur. On aurait très bien pu s’en passer, mais voilà. Ce qui reposait tranquillement ici, sur des chaînes en or ou tatoué dans la peau, s’éveille, s’impose, et tout vacille. Fred ne voit plus la vie autrement qu’à travers les lunettes du seigneur, et ne peut plus, physiquement, voler.

Tel un saint nouveau (en travaillant ainsi sur la pureté, le film n’est pas sans rapport avec le cinéma de Dumont), Fred remet en question sa vie, ses habitudes et celle de sa communauté, pour leur plus grand malheur. Ils ne le comprennent plus, ils ne parlent plus la même langue, il est devenu un serein prophète qui voit en toute adversité un signe : son chien est messager de dieu, le vol un fruit de la tentation, sa famille des pêcheurs à (re)convertir…
Mélangeant quelques savoirs naturalistes au surgissement miraculeux rossellinien (entre Ingrid Bergman et Fred, il n’y a décidément qu’un pas), Hue nous aide à mieux voir le monde. Car en rabattant ainsi l’inexplicable dans le réel yéniche et le quotidien de Fred, il donne à la Révélation divine sa plus juste explication. La voie du seigneur est impénétrable, et si sa voix devient tout à coup audible pour Fred, cela échappe à toute explication. Elle aurait pu survenir au début du film, mais cela aurait été trop standard, elle aurait pu ne jamais avoir lieu. Raisonnable, La BM du seigneur choisit l’entre-deux : elle inaugure le dernier acte du film, et rappelle que tant qu’il y aura des hommes sur terre, il y aura encore de l’espoir.