Autopsie de sa monumentalité

Critique | Anatomie d’une chute, Justine Triet, 2023

Le nouveau film de Justine Triet a déjà tout d’un monument : grand film de procès, Palme d’Or, et surtout, deux heures trente de paroles en français, anglais et allemand… mais qu’est-ce que signifie au juste cette monumentalité ? De Vilaine Fille, mauvais garçon (2012) à Anatomie d’une chute, il aura fallu dix années à la réalisatrice pour épurer son travail et parvenir à la forme ultime de son œuvre. Mais concrètement, on observe surtout le raidissement de son travail : ses personnages ont vieilli (de la fin de vingtaine de Vilaine Fille, mauvais garçon, l’on passe à des quarantenaires dans Anatomie), les professions se rigidifient (de peintre en devenir à journaliste dépassée, d’avocate radiée à écrivaine à succès), et surtout, l’humour se dissipe peu à peu. Dans Sibyl, on est déjà plus dans le comique de situation, mais bien dans la psychanalyse qui prête à rire façon Desplechin. Alors il reste la patte, le geste, l’obsession de Triet, la mise en crise du couple hétéro par la femme, ambitieuse de prendre son destin en main et réussir. 

En soi, jusqu’ici, la monumentalité se prête bien au cadre. En témoigne d’ailleurs la mise en scène générale d’Anatomie d’une chute : le procès réussit à passionner par son rythme et son séquençage, les acteurs sont parfaits, notamment Swann Arlaud en avocat qui contrebalance avec la violence de celui qu’interprète Antoine Reinartz… La volonté d’en imposer, cette fameuse monumentalité, c’est donc un choix, un virage dans la filmographie de la réalisatrice. Depuis ses débuts avec un cinéma fauché presque-guérilla, la voilà avec 6,2 millions d’euros. Mais qu’en faire ? Pour faire, pour filmer quoi ? Il semble nécessaire d’en analyser la pertinence et les conséquences. Que pensait-elle y gagner ? Elle semble avoir tout perdu. Ici, dès la fin de l’introduction du film, même un peu fatigué, le spectateur fera rapidement le lien entre la mort – la chute – du mari, l’enfant aveugle, la mère grande romancière, et ce vers quoi pointe le titre. Anatomie de quelle chute ? On sait très bien l’ambivalence de ce singulier qui cache en réalité les objets, au pluriel, que souhaite ausculter Triet. Ils sont au nombre de cinq et forment la petite recette du grand chef d’œuvre des films du milieu (français).

1. Le féculent : la chute

La chute est à prendre au premier degré : il y aura une enquête, et donc possiblement, des rebondissements, des révélations, du suspense et un point final : la vérité découverte ! Nous sommes face à un thriller qui tient en haleine, d’autant mieux que le thriller se passe du côté du procès, donc de l’enquête.

2. Le poisson : le couple

Sur le chemin du thriller, il faut ausculter le couple, ses dysfonctionnements et sa violence, ses zones grises et sa toxicité. Quelles origines pour quelles conséquences ? La chute du couple. 

3. Les légumes : l’enfant

L’enfant n’est pas n’importe quel enfant : il est aveugle. L’enfant aveugle est un symbole efficace pour qui cherche l’innocence, et donc pour qui cherche à filmer la chute de l’innocence. Mais surtout, l’enfant aveugle est un témoin deux fois plus incertain, donc deux fois plus susceptible d’accompagner la chute.

4. La sauce : la grande romancière bisexuelle

Afin de pimenter un peu l’assiette, il est intéressant de ne pas avoir des gens trop lambdas lorsqu’ils sont pris dans une histoire pareille, cela serait trop ennuyant, moins fascinant. Le film fera donc le portrait d’une grande romancière, de ses manières masculines dures-mais-justes, de son aura de créatrice, des secrets qu’on lui découvre, des secrets qui mènent à sa chute. Au moins un plus-ou-moins secret : elle trompe son mari avec une femme. Pourquoi une femme ? L’air du temps. Pourquoi n’est jamais développée une jalousie singulière, une frustration du mari de ne pouvoir apporter à sa femme ce qu’elle recherche ? L’air du temps quand il n’est pas poussé dans ses retranchements.

5. Le vin : la justice

Que serait un grand plat sans son grand vin ? Bien sûr, pour accompagner la dégustation, quoi de mieux que l’anatomie de la justice, avec probablement chute, échec de la justice à dévoiler la vérité. 

L’ingrédient secret du monument cinématographique de l’année ? L’ambiguïté. Toutes les chutes de son film sont orchestrées par la soustraction : ici rien n’est jamais certain donc tout est ambigü. Parfois les souvenirs donnent lieu à des séquences filmées, parfois pas, et surtout, le montage opère des coupes dès que la réponse pourrait apparaître. Montage-dictature. On se félicite de l’ambiguïté et pourtant, on ne peut s’empêcher de la suspecter. Pourquoi rebute-t-elle tant ? Parce que le monument est trop lisse, trop bien conçu. Les aspérités ? L’architecte les a imaginées lui-même. C’est-à-dire que ce sont ces coupes qui façonnent l’ambiguïté ex nihilo en soustrayant l’information capitale. Jamais le plaisir de l’ambiguïté n’apparaîtra des pures situations qui nous sont présentées. C’est à chaque fois le décor du tribunal, un truc de mise en scène, le jeu de l’innocente Sandra Hüller (Justine lui a donné comme direction d’acteur « tu es innocente »), qui viendront imprimer une ambiguïté… finalement trop artificielle. Pourquoi ? Parce que dès le départ, le projet de l’anatomie se présente comme un scénario à angle mort, un scénario qui se refuse, dans sa conception même, à une quelconque élucidation. Dans le lit conjugal, Justine et Arthur ricanent d’avance : les spectateurs ne sauront pas. De fait, l’anatomie s’annonce déjà comme un échec. Et in fine, le programme est respecté : échec de l’anatomie. Chute de l’anatomie d’une chute. Tout ça pour prouver que la vie ne donne jamais de réponse claire, que la justice est une machine qui ne cherche pas la vérité et qui écrase ces protagonistes pour ne pas rendre justice, que de toute manière la vérité est inatteignable, même par le cinéma.

Justine Triet s’impose avec son gros monument, ne s’amuse pas, ne s’amuse plus : 6,2 millions d’euros, c’est une affaire sérieuse, vous comprenez, ici, on fait du grand cinéma d’auteur ! Et les spectateurs subissent. Pourquoi le monument Parasite échappait à cela ? Au lieu d’être volontairement opaque et sérieux, il était volontairement clair et amusant : Bong trouve le moyen de rendre classe (désirable) la lutte des classes. Pourquoi la soustraction des informations chez Haeneke fait de ses films des monuments ? Parce qu’il retire pour tendre le corps et désorienter au lieu de retirer parce-que-sinon-on-va-trouver-la-solution. Pourquoi le cinéma de petit malin de Lars von Trier est-il immense ? Parce que le long de son scénario, il y a de grandes émotions insoupçonnées. Justine Triet fait, sans en avoir l’air, avec Anatomie d’une chute, un cinéma de petit malin sans rires et sans corps qui se tendent, un cinéma dans lequel les émotions sont trop façonnées et téléguidées pour être sincères.

Anatomie d’une chute de Justine Triet, sortie le 23 août 2023