Critique | Maria, Pablo Larraín, 2025
Bouche béante, cadrée en portrait, La Callas (Angelina Jolie) interprète un Ave Maria, dans un noir et blanc entrecoupé de fausses images d’archives en couleur. Maria, en convalescence après avoir trop forcé sur sa voix, une semaine avant sa mort annoncée, tente de retrouver La Callas en dedans d’elle-même. La fascination qu’exerce le visage d’Angelina Jolie, délicatement déformé, tout en veines et cordes vocales, pour moduler ce chant qui vient de l’abysse de son cœur, au point de l’épuiser jusqu’au dernier battement, est de l’ordre de celle provoquée par le mouvement. Mais un mouvement qui doit rester animé (dans son sens latin de souffle, d’esprit) au risque de finir muséifié vivant.
Pablo Larraín redonne une scène à Maria, la semaine précédant sa mort, non comme une tragédie antique, quand bien même sa surconsommation de mandrax et l’insistance de ses domestiques (Pierfrancesco Favino et Alba Rohrwacher) pour qu’elle voit un médecin ne laissent guère d’autres perspectives que la fatalité. Bien au contraire, l’autobiographie que Maria s’écrit mentalement à travers les visions qu’entraîne la prise de médicaments la conduit à se réapproprier « sa mort » et donc sa propre histoire, qu’elle ne laissera pas aux mains des journalistes, si ce n’est celui dans lequel s’incarne son double médicamenteux, projection du personnage halluciné (Kodi Smit-McPhee). À l’instar de ses deux précédent portraits de femmes, Jackie (2016) et Spencer (2021), qui dépeignaient deux figures politiques prisonnières d’un héritage et du visage d’une nation qu’elles incarnaient, Maria fait directement référence à la prison dorée d’un petit oiseau qu’on montre en spectacle ou que l’on garde jalousement pour soi. De figure illustre, le visage devient ainsi lieu de la résistance pour la caméra de Larraín, qui recherche la chair derrière l’image, comme Maria part en quête de sa voix. Le dispositif mis en place autour du travail de Jolie reproduit très exactement la nécessité de la texture puisque l’actrice chante véritablement des airs d’opéras, auxquels la voix enregistrée de la Callas a été mixée en post-production. L’incarnation passe alors par la carnation, par la peau qui s’étire, se plie, se déploie, se lit comme une autobiographie.
De la présence de bustes grecs près de la chauffeuse de la chanteuse au visage anguleux d’Angelina Jolie, seul le chant défigure, pour échapper au masque mortuaire que veut lui faire porter en public son amant Onassis, ou au silence imposé par les enregistrements studio, antinomiques de l’acte d’interprétation opératique. Et si sa mère prostituait la voix de sa fille pour de l’argent, Onassis le bien fortuné, dans toute la sincérité de leur amour, se l’accapare pour lui-même et lui interdit de performer. « Sage comme une image » répété sempiternellement par pères et mères.
Déplacer des montagnes
La première interaction de Maria avec son environnement : faire déplacer un énorme piano à queue, d’une pièce à l’autre de son immense appartement parisien des beaux quartiers, constamment, tous les jours. Accorder son intérieur à l’inspiration du moment est non seulement un acte physique qui engage pleinement le corps (celui de son maître d’hôtel, pilier de sa vie à la colonne brisée), mais aussi un investissement psychique pour se retrouver soi-même dans la nébuleuse de l’émancipation (mise en mouvement par Mandrax avec qui Maria chemine dans Paris, un Paris de musée, lui aussi).
Car il s’agit pour Larraín de mouvoir Maria, engoncée dans ses tailleurs Cartier, de l’émouvoir dans cette première image où coule une larme le long de sa bouche. La caméra panote autour d’elle comme des milliers de spectateurs d’un théâtre à l’antique, la replaçant systématiquement au centre du plan, de la lumière dont elle a besoin d’être éblouie pour retrouver sa voie. En arpentant les rues de cartes postales pour les habiter de ses hallucinations orchestrales ou des souvenirs de sa jeunesse, Maria parvient enfin à habiter sa propre histoire, à s’incarner elle-même. L’interprétation prévaudra toujours sur la partition ou sur le tourne-disque, image, image. Enfin seule chez elle, elle peut alors chanter d’un souffle, son dernier. Dernier salut.
Maria de Pablo Larraín, en salles le 05 février 2025