Tenir le diable par la queue

Critique | La pie voleuse de Robert Guédiguian, 2025

Tous les ans, Robert Guédiguian s’entoure de la même équipe, de la même troupe, de sa famille de cinéma et rebelote, il fait un film. La vieille bande (Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan, Jacques Boudet) se mêle à la nouvelle (Grégoire Leprince Ringuet, Lola Naymark, Robinson Stévenin), entourée de quelques têtes connues, et moins connues, et rebelote. Si le cinéaste semble parfois répéter les mêmes thèmes (liens familiaux et amoureux complexes, précarité, accidents de la vie, misère sociale), il les retravaille à partir d’une variation ou d’un nouveau personnage, faisant de son œuvre cinématographique un objet à la fois touchant et théorique. Une fois encore, Guédiguian filme les siens, traçant les contours d’une ville-monde, Marseille, où les destins s’entrelacent, où les classes sociales se heurtent et se reflètent, où l’histoire collective se confond avec les déchirements intimes.

Marseille devient le Theatrum Mundi dont le réalisateur se sert pour raconter ses habitant·es. Quartier de l’Estaque, cœur battant et QG de Guédiguian, lieu de travail de Maria (Ariane Ascaride), qui arpente ses rues sinueuses d’une maison à l’autre, qu’elle visite en sa qualité d’auxiliaire de vie pour leur faire le ménage, les courses, à manger et papoter, et rebelote. Maria, la fameuse « pie voleuse » du film, est une petite dame au sourire solaire qui, sous ses airs désintéressés, pique des sous de-ci de-là pour payer la location du piano de son petit-fils. Endettée et ayant toujours vécu au-dessus de ses moyens avec son mari Bruno (Gérard Meylan), accro au jeu, elle s’est enfermée dans son mensonge ainsi que son désir d’une vie meilleure, digne, pour son petit-fils. Voler chez les petits vieux donc, et espérer ne pas se faire pincer. Manger des huîtres achetées avec la monnaie de leurs courses tous les soirs en écoutant de la musique classique au bord de la piscine à l’abandon, et rebelote.

« Ce que ma vie n’a pas été »

De cette musique qui infuse tout, omniprésente, organique – cigales, trains, accords de piano et airs composés par Michel Petrossian (fidèle collaborateur de Guédiguian) – naît le portrait de Maria et de cette vie rêvée qui semble lui avoir échappé. « Vivre au milieu de toutes ces tentations sans pouvoir y toucher, moi j’appelle ça de la torture » dit Maria à son mari lorsqu’il la confrontera. L’engrenage est lancé et commence à ternir les personnages, briser les couples et fragiliser les liens du sang, souvent aussi les liens d’argent. Monsieur Moreau (Jean-Pierre Darroussin) dont elle s’occupe, deviendra en quelque sorte le mécène invisible et crédule du petit-fils de Maria, attachant monsieur en fauteuil roulant, qui s’ennuie et scrute le large depuis sa terrasse, seul. La relation entre Monsieur Moreau et son fils Laurent (Grégoire Leprince-Ringuet) illustre à elle seule la dimension malsaine et profondément triste de ces rapports. Le père aspire à un moment de complicité, un simple apéritif pour échanger avec son fils, Laurent ne voit en lui qu’un porte-monnaie potentiel, espérant qu’il vende sa maison au plus vite pour rembourser son crédit. Leur relation est réduite à une transaction, le fils ne s’intéressant à son père qu’à travers ce prisme, blessé par son départ avec une autre femme. Guédiguian pose la question de la culpabilité du vol : qui est le plus un voleur entre l’auxiliaire de vie qui vole certes d’après la loi, mais un vol que ne remarque pas Monsieur Moreau (ni l’affecte, ni l’appauvrit), et son fils qui, en lui demandant de l’argent légitimement, le blesse bien plus ? L’engrenage se décoince petit à petit et vient trouver sa solution dans un deus ex machina, un miracle amoureux réconciliateur : le coup de foudre, entre Laurent et Jennifer (Marilou Aussilloux), la fille de Maria.

« Moi, ça me fait toujours pleurer toute cette bonté »

Au-delà d’un film sur les galères de la vie et les petits mensonges qui en découlent, le film de Guédiguian s’attache surtout à mettre en scène la solitude qui pointe à la fin de chaque vie. Celle de personnes âgées qui s’ennuient, qui ont peur un soir d’orage et voudraient bien « cinq minutes de plus » pour papoter avec leur seule visite de la journée. Ici encore, se confond gentillesse et relation tarifée, intimité et capitalisme implacable. Ces vieux qui ressemblent au Panisse de Pagnol : râleurs parfois, attachants toujours et porteurs d’une mémoire prête à se dissoudre. C’est un film sur l’importance de la famille en fin de vie, de passer voir ses parents, grands-parents et de prendre l’apéro. Un film qui nous rappelle de ne jamais juger trop fort nos parents et qui nous dit que, tôt ou tard, nous pourrions bien leur ressembler.

La Pie Voleuse réaffirme la volonté de Guédiguian de faire du cinéma, son cinéma, un « moment communiste », un mescle où le soin porté aux autres est central. Ariane Ascaride y est bouleversante, lumineuse, irréductible dans son amour pour son petit-fils et sa manière de prendre soin de ses clients, des personnes âgées. Le cinéma de Guédiguian, c’est un regard tendre sur ses personnages, toujours, car c’est un réalisateur qui aime profondément ses comédien·nes. Ses personnages se croisent, se décroisent, s’oublient, s’aiment, meurent parfois et revivent continuellement. Rebelote. Robert, toujours.

La pie voleuse de Robert Guédiguian, en salles le 29 janvier 2025