En marge un mirage

Critique | Ciudad sin sueño de Guillermo Galoe, 2025 | Semaine de la Critique

Auréolé du Goya du meilleur film documentaire en 2017 (avec Frágil Equilibrio) et habitué de la Croisette (il y a présenté deux courts de fiction, Aunque es de noche, et As Gaivotas Cortam o Céu), Guillermo Galoe présentait son premier long de fiction à la Semaine de la Critique, occasion pour lui de confirmer la reconnaissance dans son pays. Cela marque par ailleurs la bonne santé du cinéma espagnol contemporain : en témoignent les deux films en compétition pour la Palme d’or (Sirât d’Óliver Laxe et Romería de Clara Simón, déjà lauréate de l’Ours d’or pour Nos Soleils en 2022). Cinéma, ou plutôt cinémas puisque représentatifs de particularismes locaux et linguistiques (Viendra le feu de Laxe était en galicien, les films de Simón en catalan). Enfin, ces nouveaux venus s’ajoutent à d’autres cinéastes déjà plus identifiés, à l’instar d’Almodóvar, Víctor Erice (quatre films en cinquante ans, et tout autant de chefs-d’œuvre) ou Albert Serra (Coquille d’or pour Tardes de Soledad en 2024) dont la visibilité et le débat que suscitent chacun de leurs films les inscrivent d’office dans une mémoire cinéphile mondiale. À Guillermo Galoe de construire son héritage. 

Avec Ciudad sin sueño, le cinéaste espagnol filme un entre-deux, à la fois une fin (d’une époque, d’un monde) et un retour à la marge par une approche documentaire d’un scénario de fiction. Toni (Antonio Fernández Gabarre) est un adolescent rom de quinze ans qui grandit à Cañada Real, un bidonville situé à la périphérie de Madrid. Face au démantèlement progressif du lieu par les autorités, le jeune héros est confronté à un choix cornélien : partir ou rester. Ciudad sin sueño demeure alors une protraction d’Aunque es de noche puisqu’il se consacre au même quartier et aux mêmes personnages, tout en se recroquevillant sur lui-même. De sa propre formule, Guillermo Galoe fait « un film avec les habitants, et non sur les habitants ». Cette méthode, nerf du film, capture une frange du réel par l’immersion, obtenue par une direction bressonienne qui consiste « à ne pas accabler les acteurs de pensées, à créer un mécanisme et une dynamique dans laquelle ils cessent d’être inhibés » (toujours des mots du réalisateur). Par cela il évacue la crainte d’une perpétuation des stéréotypes à propos de l’une des communautés les plus discriminées au monde. 

Des figures défigurées 

Le dispositif du film repose sur la réécriture, ou mieux encore, sur une réappropriation. Dans cette entreprise, les allers-retours entre la réalité et la fiction ne sont pas gênants, au contraire : ils se nourrissent l’un l’autre. Le réalisateur ainsi que son co-scénariste (Víctor Alonso-Berbel) s’inspirent d’une réalité concrète pour aboutir à une fiction tandis que les acteurs n’ont pas lu une seule ligne du scénario rédigé au préalable. Cette porosité est ainsi visible à l’écran : Toni est Toni, Bilal (son ami) est Bilal, Cañada Real est Cañada Real. Les essences ne meurent pas. Cela pêche néanmoins par le poids écrasant du programme orchestré par les scénaristes ; le film est réduit à la conventionnalité d’un scénario de fiction étayé d’éléments hétérogènes qui sont autant fabuleux (au sens étymologique) que codifiés. Alors il y aura une histoire d’amour naissante entre Toni et une fille d’une famille voisine. Au milieu de la foule, ils s’échangeront un regard, et le temps s’arrêtera. Les actions de Toni (retrouver son chien vendu par son père) le mèneront à celle qu’il doit aimer, le canidé ayant été acheté par la mère de cette dernière. Par ailleurs, d’autres changements mettent les certitudes de son enfance en branle. Comme son copain Bilal, il devra partir. Mais son père, ancré dans cette terre qui est la sienne, compte rester, malgré la nuit. Choc générationnel, cela va de soi. On se pose alors une question : la tension n’existait-elle pas déjà dans sa réalité ? qu’est-ce qui justifie ce recours à la fiction ? Filmer l’évacuation d’un espace, l’ancrage et les racines des personnages. Filmer le paradoxe apparent : ceux considérés – à tort – comme des gens du voyage sont pris dans un régime d’immobilité, de sédentarité. Le père l’incarne : il ne partira pas. Personne ne partira, c’est ce que souhaite le patriarche bercé d’illusions. La fiction contée permet – au forceps – de rendre visible et intelligible les enjeux de ces personnages-idées. La radicalité bressonienne n’est pas embrassée puisque l’on défigure le réel plus qu’on le transfigure. 

Sans sommeil et sans rêves 

La nuit est un enjeu principal du récit. Il permet d’éclairer une problématique à laquelle les personnages sont confrontés : les coupures d’électricité. Le soir, le pai (père) se contente de réparer le générateur tandis qu’au bord du feu, les femmes racontent les légendes ancestrales. Deux éléments se superposent alors dans le même plan : un problème matériel (l’absence d’électricité) et une réponse spirituelle et orale (les récits, la parole). La Cañada Real est une ville sans sommeil, et renvoie ironiquement à une mégalopole aux antipodes, New York City « la ville qui ne dort jamais ». Comme pour NYC, c’est un rapport au temps qui change leur rapport au monde. La ville états-unienne est surnommée ainsi car les habitants n’y ont pas de temps ; c’est une ville capitaliste par excellence. Mais ici, dans le film, tout semble hors du temps, pour le meilleur et pour le pire. Suspendu, voire absenté, il conforte le sentiment de marginalité de cette communauté. Ce dernier s’inscrit aussi dans l’espace : un plan large suffit pour situer le bidonville, à la marge de la ville de Madrid. Si loin, si proche, et une sensation paradoxale de liberté, symbolisée par cette course après un lapin, filmée dans un travelling au début du film. Les personnages y sont libres de leurs mouvements, et à mesure que le film avance, ils seront prisonniers de leur immobilité, condamnés… à se déplacer. Cette course inaugurale renvoie tout autant à l’imaginaire carrollien qu’à celui d’Alice Rohrwacher avec Heureux comme Lazzaro (2018) : saisir la bascule entre deux mondes. 

« La vie n’est pas un songe. Alerte ! Alerte : Alerte ! » écrivait Federico García Lorca dans un poème qui a dû inspirer le titre au film, dont la polysémie est particulièrement vibrante. C’est une ville sans sommeil, mais c’est aussi une ville sans rêves. Comment rêver quand on ne dort pas ? Galoe reprend Lorca, et nous alerte : la vie à Cañada Real n’est pas un songe. Les autorités n’hésitent pas à démolir sous les yeux des habitants les logements. Quand Toni se déplace en ville avec ses proches (sans le père, évidemment) et voit sa future chambre, fait-il face à un mirage ? Les filtres de couleurs qu’il utilise pour filmer son quotidien au téléphone avec Bilal transfigurent-ils le réel en participant à ce mirage ? On finit par quitter les lieux dans un travelling embarqué, c’est un nouveau départ, un retour au mouvement. Un filtre orange irrigue l’image peuplée de jeunes gens motorisés : au revoir les enfants ! 

Ciudad sin sueño de Guillermo Galoe, en salles le 3 septembre 2025