Décrochages

Critique | La Chambre d’à côté, Pedro Almodóvar, 2025

La langue anglaise était le cœur central et défaillant d’un récent court-métrage de Pedro Almodovar, La Voix humaine. Sa pure abstraction théâtrale en décor de studio, et son langage de dictaphone abîmé par la diction précieuse de Tilda Swinton, en faisait l’un des Almodóvar récents les plus mauvais, au regard d’une fin de carrière elle-même affaiblie et dévitalisée. Parallèle juste à faire avec l’état de ses personnages, tantôt caricatures pauvres du style Almodovar dans les Mères parallèles (2021), ou seulement malades et alitées – il en est ainsi de Salvador dans Douleur et gloire (2019), ou, en mineur, de Martha dans La Chambre d’à côté

La langue anglaise qui était le cœur central défaillant d’un précédent film est présentée ici avec tout un effort d’incarnation supplémentaire. Ingrid (Julianne Moore), figure littéraire contemporaine, est hantée à la fois par la carrière de l’actrice qui l’incarne que par le florilège d’auteurs ou autrices citées à l’écran : Faulkner, Joyce et surtout Woolf, dont on prend plaisir à s’entendre raconter au cours de discussions dans des parcs les vagabondages érotiques. Premier effort d’incarnation, donc, pour rendre cette langue moins abstraite, et la généalogiser par voie de littérature. Le deuxième effort, c’est la skyline new-yorkaise qui pointe aux fenêtres des chambres de Martha (Tilda Swinton), à l’hôpital comme dans son appartement (parallélisme spectral : nous y reviendrons) – une façon facile de sociologiser cette bourgeoisie culturelle vieillissante vivant au coeur de Manhattan. Enfin le troisième effort, le plus balourd, consiste en une historicisation des personnages via les traumatismes propres aux États-Unis, par l’intermédiaire du premier fantôme, Fred, vétéran de guerre et défunt père de Michelle, la fille de Martha et deuxième fantôme de cette histoire. Plutôt qu’un regard sur l’Histoire, Almodóvar nous proposé un folklore des États-Unis, de la façon dont le pays a choisi de se raconter – qui, s’il agace, fonctionne dans une exagération kitsch et romantique sur les traces du mélodrame américain. On préfère largement la façon qu’a le film de construire des apartés à la grande histoire, en premier lieu la romance de deux carmélites sur le front irakien – beau moment d’écriture, re-raconté puis fictionné, un sous-récit enchâssé et un pur instantané du cinéma d’Almodóvar. 

De façon tardive vient un autre film, plus réussi : le huis-clos faussement éponyme qui démarre une fois Ingrid convaincue par Martha de l’accompagner à la campagne dans une maison de location pour qu’elle puisse mourir avec quelqu’un the room next door (ce sera finalement the room underneath). Et la langue anglaise qui était le coeur central et défaillant d’un précédent film devient l’axe de plaisir du film, parce que incarnée par deux femmes qui ont pour métier un langage mis en échec face à la situation de fin de vie : chaque phrase de Martha est procédurière, précise, lexicalement clinique, et échoue face au ton romantique, américain, nerveux de la romancière. C’est dans cet autre film que l’ascétisme de mise en scène du Almodóvar tardif trouve enfin son objet, c’est-à-dire la mise en images et en situation des fantômes, encore au stade d’évocations ou de paroles dans le premier tiers du film. La mort est le seul sujet possible, et chaque mot, phrase, expression ou référence culturelle devient nécessairement polysémique. Même effet pour l’écriture : à Marthe une lettre d’adieux, et à la police une lettre d’aveux. 

On retire du plaisir à attendre cette mort, parce qu’elle fonctionne comme un mouvement composé de pleins d’allers-retours ou de faux-semblants. Avait été offert à Martha une première mort artificielle et passive dans la première partie à l’hôpital grâce à un beau fondu morphine en blanc cassé, elle s’achète désormais une mort grâce à une pilule euthanasiante. Aussitôt arrivée à la mort que s’impose déjà un retour à New-York, la dite pilule y ayant été oubliée. Alors on fouille l’appartement à la recherche de cette mort. Quelques scènes à peine plus loin, rebelote : la chambre de Martha fermée, Ingrid la prend pour enfin morte et s’épuise en larmes, sur le transat de la terrasse. On est presque déçu de ces larmes inutiles, de cette tragédie inachevée lorsque Martha reparaît baillante derrière le rideau transparent. Cette même place au soleil sera finalement le premier cercueil de Martha. Et devient son dernier lorsque la maison de location, devenue par seul effet de langage la maison de Ingrid, est enfin visitée par sa fille Michelle, elle-même jouée par Tilda Swinton, et s’allonge dans le transat pour l’éternité restante du film, avec à ses côtés Ingrid et le soleil.

La Chambre d’à côté de Pedro Almodóvar, en salles le 8 janvier 2025