Critique | Knit’s Island, d’Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h, 2024
Le premier défi que propose Knit’s Island à sa·on spectateur·rice serait sans doute celui de sa définition : ce n’est ni un film dans un jeu vidéo (façon Jumanji ou Ready Player One), ni un documentaire sur un jeu vidéo (il ne s’agit pas de présenter son intrigue ou son but). À 99,7% réalisé en machinima, Knit’s Island fait le pari ambitieux de documenter sensitivement l’expérience d’un jeu vidéo ; depuis le jeu et ses images, avec ses joueur·ses. DayZ se présente comme une immense zone qu’il est possible de parcourir avec un avatar, et dans laquelle il faut survivre aux zombies, mais aussi aux autres joueur·ses, avec lesquels il est possible d’interagir et de parler grâce aux micros. Première réussite du film : mettre en évidence dès le départ qu’un jeu vidéo n’est rien d’autre que ce que les utilisateurs décident d’en faire.
Concrètement, le documentaire consiste en le montage d’environ une heure et demi de rencontres et discussions entre les trois réalisateurs avec des communautés constituées dans le jeu, synthèse de plus de 950 heures passées dans la simulation. Dès la mise en place de son dispositif, Knit’s Island explore les rapports complexes entre réel et numérique : nous spectateurs·rices, voyons les trois avatars des réalisateurs, floqués d’un brassard « PRESS » tenter d’entrer en contact avec d’autres personnes souvent violentes, en levant les bras et expliquant leur démarche, tels de véritables reporters en zone de guerre. Mais à mesure que le film avance et que les trois cinéastes prennent en main le jeu (les séquences sont chronologiques, et parfois entrecoupées du nombre d’heures passées dans DayZ), le sujet documenté mute, s’affine. Il n’est plus tant question de donner à voir les possibilités qu’offre la manette et la dichotomie réel/immatériel est largement dépassée : ce qui intéresse alors, c’est lorsque l’un et l’autre semblent indémélables, la zone virtuelle étant traitée comme une zone physique classique, aux possibilités augmentées certes, Stalker.
Car l’interaction se fait toujours avec quelqu’un qui existe réellement et physiquement sur cette planète, au Danemark ou en Afrique du Sud, les joueur·ses ramènent nécessairement quelque chose d’intime et d’eux-mêmes en ligne, dans leur façon de jouer. À quel point peut-on encore dire que ces gens ne se connaissent pas vraiment, in fine ? Mais là où le film éblouit, c’est lorsque le groupe d’avatar n’a plus rien d’autre à faire sur cette map que d’en chercher ses limites, parcourant des plaines vides durant plusieurs heures (en vain ?), pour finalement revenir au centre du jeu, s’asseoir autour d’un feu et préférer discuter que de tuer des zombies. Leur vie dedans et dehors ne fait plus qu’un (elle n’a jamais fait qu’un en réalité), et ils en discutent : pour certains, cela fait douze ans qu’ils jouent, d’autres ont vécu de fortes sensations qu’ils ne peuvent partager avec personne d’autre que les joueurs car personne ne joue dans leur entourage.
Aujourd’hui, le jeu vidéo, c’est d’abord et avant tout une expérience sensible, partagée avec d’autres « comme moi ». À des années lumières des préjugés qu’on aurait demandé à ce documentaire de déconstruire, Knit’s Island enterre ces questions qui n’intéressent que les noob dès le premier plan pour se préoccuper plutôt de l’essentiel : partager les sensations que procure l’expérience du jeu vidéo au cinéma, pour la première fois de l’histoire peut-être.
Remerciements au Festival Itinérances à Alès et à Occitanie Films.
Knit’s Island, d’Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h, au cinéma le 17 avril 2024