La même rengaine

Critique | Monsieur Aznavour de Mehdi Idir et Grand Corps Malade, 2024

Depuis le succès commercial de La Môme (Olivier Dahan, 2007), le biopic musical est devenu un genre cinématographique français à part entière. La production de ces films est pratique : vous avez à la fois de belles histoires toutes prêtes à raconter (la tragique vie de Dalida racontée par Liza Azuelos en 2016), qui se passent généralement durant des époques propices à une esthétique nostalgique (Cloclo, le biopic sur Claude François sortie en 2012), et une matière première musicale parfaite pour élaborer des séquences clippesques marquantes, une immersion de façade, une certaine idée d’une époque (Suprêmes avec les morceaux de NTM). Rajoutez à cela toute l’aura (en pré-production, on dira plutôt « capital rentabilité ») d’un acteur ou d’une actrice bankable, qui va travailler sans relâche pour pasticher une vedette de la chanson (Reda Kateb en Django Reinhardt en 2012, Eric Elmosnino en Serge Gainsbourg en 2010, prochainement Raphaël Quenard en Johnny Hallyday), et vous obtenez un film à Césars (et parfois même Oscars), aux millions d’entrées assurées. Cela marche aussi avec le cinéma d’auteur (le pactole en moins), qui s’est emparé à de nombreuses reprises du genre, avec la promesse d’une vision singulière sur une carrière musicale, l’anti-biopic et très méta Barbara (2012) de Mathieu Amalric.

Monsieur Aznavour se présente depuis sa campagne marketing comme la somme de toutes ses promesses : la vie de Charles Aznavour est une success story parfaite avec sa part d’ombre et de lumière, s’étendant sur toute une partie du XXème siècle, avec des chansons calibrées pour le cinéma (La Bohème qui se joue en fond sonore sur toute la bande-annonce), Tahar Rahim en grand interprète taillé pour le rôle, et Grand Corps Malade à la réalisation, déjà prêt à rappeler en promotion qu’il avait collaboré avec le chanteur de son vivant, et que ce dernier l’avait adoubé avant sa mort pour réaliser le biopic.

Disque Rayé

Et c’est là tout le problème : le film répond à toutes les exigences dûes au genre, telle une formule magique qu’on a déjà trop entendue. La vie d’Aznavour est présentée dans un geste ample de 2h20 sans aucun temps mort. Son enfance, son duo avec Pierre Roche, sa collaboration avec Edith Piaf, ses succès solo jusqu’au années 1990 en France et aux Etats-Unis, qui marquent le sommet de sa carrière. L’hagiographie est totale, on gonfle les rise et on évacue les fall : par exemple le suicide en 1976 de son fils bâtard Patrick, reconnu tardivement et délaissé, apparait comme une séquence pathos qui ne ternit jamais l’aura de son père qui n’a « rien vu venir » et qui portera son deuil en allant chanter à l’Olympia au lieu d’être avec ses proches. Charles Aznavour est un chanteur qui veut être tout seul en haut de l’affiche, et qui va se démener pour y arriver, écrire sans relâche dans le même petit carnet rouge, travailler sa voix pour gagner de l’argent (le mot est répété à longueur de film, comme une promesse de bonheur inatteignable) et retrouver le plaisir qu’il a eu enfant d’être admiré sur une scène.

Tahar Rahim se bat constamment dans son rôle, en essayant de plier son corps et sa voix à celle du chanteur (le parallèle est limpide entre le travail de l’acteur pour le cinéma et celui d’Aznavour pour la chanson). L’exercice semble à moitié réussi tant on sent encore Tahar Rahim chercher à prouver son talent derrière chaque réplique (les archives de fin où l’on voit le vrai Aznavour plantent le dernier clou du cercueil, tant le constat de pastiche est énorme). Dans des décors de cartes postales où la Libération de Paris se joue dans un grand plan séquence pompier, la caméra muséifie son acteur comme une poupée du Musée Grévin (surtout vers la dernière partie du film, où le maquillage vieillissant prend à lui tout seul la place d’un personnage à part entière). C’est un constat qu’on peut étendre au reste du casting, par exemple Bastien Bouillon joue Pierre Roche avec un accent titi parisien à couper au couteau venu tout droit du réalisme poétique des années 1930, alors que le reste du casting n’en a pas.

Trois petites notes de musique

Il existe quand même quelques grandes séquences : la fabrication de l’image aznavourienne surtout, puisqu’il y a de toute façon quelque chose de cinématographique à voir le chanteur littéralement endosser des personnages, se mettre en scène à chacune de ses chansons, à chercher ce qui est appelé par lui-même « la formule Aznavour ». Et c’est finalement dans la manière de mettre en scène la musique que le film tire son épingle du jeu. Les chansons d’Aznavour sont utilisées la plupart du temps comme parallèle à la vie du chanteur : il n’existe pas de séquence de création où Charles écrit les paroles de Désormais, mais cette dernière plane sur toute la séquence de son premier divorce. Ce traitement musical permet à Grand Corps Malade et Medhi Idir de s’amuser avec la caméra comme avec un jouet, usant d’effets de styles saisissants pour chaque moment important de la vie du chanteur : La Bohème est un travelling circulaire, She un clip disco romantique à la gloire de sa deuxième épouse, la suédoise Ulla Thorsell. Mais la plus belle scène du film réside dans la séquence de l’enregistrement de Parce que tu crois. Aznavour est au début de sa gloire et enregistre en studio la chanson, accompagné d’un petit orchestre. Perfectionniste, il interrompt trois fois ce dernier, avec un « On reprend », scandé comme une boucle sans fin. Lors de la quatrième reprise, c’est What’s the Difference de Dr. Dre qui démarre, connue pour avoir samplé ce morceau. Ce raccord musical illustre à merveille la séquence suivante sur deux niveaux de lectures : Aznavour s’enrichit énormément grâce au succès de ses chansons, et Grand Corps Malade révèle toute l’idéologie néolibérale individualiste du film à travers un hommage au hip-hop. 

Monsieur Aznavour est donc LE biopic musical populaire par excellence et tant attendu, embrassant la carrière du chanteur par un chemin balisé. L’existence de la séquence Parce que tu crois nous donne à rêver d’une autre partition, qui aurait travaillé plus en profondeur cinématographiquement l’aura et le personnage de ce qui fut la nouveauté musicale de Charles Aznavour. Consolons-nous alors : si les biopics musicaux s’envolent, la musique, elle, reste éternelle.

Monsieur Aznavour de Medhi Idir et Grand Corps Malade, en salles le 23 octobre 2024