A la fin de Anora

Critique | Anora de Sean Baker, 2024

Qu’est-ce que c’est que cette fin ? Anora déroute car Anora s’effondre en larmes alors qu’elle couche avec son tortionnaire Igor dans une voiture. Plus de questions que de réponses. Pourquoi ce sanglot ? Anora pleure parce qu’on l’a malmenée, humiliée, Anora pleure parce qu’elle a trouvé le véritable amour, peut-être, Anora pleure de son incapacité à exister en dehors de la validation qu’exerce sur son corps le regard masculin – et alors l’ensemble du film pourrait s’interpréter comme la machine à l’origine de son oppression. Ses larmes, pour elle-même ou bien pour d’autres ? Ou simplement, Anora pleure parce qu’elle est épuisée – elle n’a pas dormi de la nuit, elle n’a pas eu le temps de pleurer jusque-là, son corps se détend et elle s’effondre en larmes comme on tombe malade après un examen. C’est parce que toutes les hypothèses se valent que la fin laisse songeur, le mystère s’épaissit et rien ne permet de plier le film, d’asséner : Sean Baker a voulu dire ça.

Sans les pleurs, l’affaire est dans le sac. Le montage et les inserts qu’il opère ne trompent pas : Igor est au centre du jeu. Sa fonction scénaristique d’homme de main glacial et taiseux le place en périphérie de la narration, les champs contre-champs qui appuient les regards qu’il échange avec Anora le placent au centre de la dramaturgie. Dès son apparition dans l’imposante scène d’effraction au domicile du jeune et richissime russe avec lequel Anora s’est mariée – basculement scénaristique, fin du rise, début du fall –, la spectateurice sait qu’Igor a un rôle à jouer, que ce rôle va dépasser le cadre que l’on croit connaître, que ce bonhomme violent-mais-doux-comme-un-agneau va sans doute donner tort à Anora. Ce que Sean Baker construit comme une subversion n’en est au final pas une. Si Anora ne se prive pas de le traiter de tous les noms, notamment de tordu, de violeur, de pervers, etc, elle va aussi le côtoyer et le découvrir, s’ouvrir à lui malgré elle… Not all men arrive à grand pas et le film pas-à-pas converge vers cette grande idée novatrice – la scène où ils discutent tous les deux sur le ponton n’est qu’un jalon supplémentaire de ce que le scénario porte dans ses bagages. La caméra s’attarde lourdement sur Igor, avec sa bouche à peine entrouverte et son regard hébété, preuve qu’il est inoffensif. La vertue comique d’un aussi grossier retournement des codes est discutable, mais ce qui lasse d’autant plus, c’est de voir Sean Baker engager un acteur pour lui demander de rejouer la même partition de l’homme russe-rustre-mais-gentil auquel les femmes s’attachent parce qu’elles réalisent que l’habit ne fait pas la moine – Compartiment N°6 était à cet égard déjà indigent. 

Anora, dans la dernière séquence, résiste, résiste, cède, puis pleure. Pleure-t-elle parce qu’elle a cédé aux avances ? A cet instant, le fil s’emmêle. Ce qui était lisible pendant deux heures ne l’est plus. Sean Baker n’a rien à dire, il filme – c’est sa grande qualité depuis Four Letter Words en passant par Tangerine. Alors qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il montre ? C’est une chose de comprendre que Anora se pense comme une relecture moderne de Cendrillon, c’en est une autre de voir ce qui se trame sous nos yeux pendant deux heures. Anora est une jeune strip-teaseuse quelque peu désargentée qui ferre Ivan, le prince charmant – charmant parce que riche. Première partie du film, elle bourlingue avec lui, ils se marient. Deuxième partie, ses parents le cherchent pour annuler le mariage, il disparaît, Anora est coincée avec les personnes qui le recherchent. Troisième partie, ils le retrouvent, Anora tente de le convaincre de ne pas annuler le mariage, tente de tordre les bras de son odieuse famille, en vain. Coincée avec Igor l’homme de main, elle couche avec lui et pleure – de dépit ?

S’il est possible de rendre compte du schéma du film, c’est parce que le film est schématique. Un monte-et-tombe ne peut que l’être. Il exige des péripéties, il suppose des déplacements, du changement. Un Sean Baker pauvre et sans budget n’aurait pu s’extraire du bar à strip-tease et de l’appartement miteux de Anora – il aurait été obligé de filmer le même lieu, ses intérieurs décrépits, et d’y rester, comme dans Florida Project – plutôt que la grosse berline qui protège de l’extérieur, il aurait fallu faire quinze fois le tour du bloc à pied, comme dans Tangerine. Un Sean Baker riche avec du budget ne peut plus être traversé par la simplicité du quotidien d’une strip-teaseuse, comme le quotidien d’un livreur à vélo l’avait traversé avec Take Out

Il faut bien qu’il arrive quelque chose à cette jeune femme, autrement quoi filmer ? Les rivalités avec ses collègues ? Pas intéressant, seulement trois séquences. Le racolage des clients ? On insère des petits bouts par-ci par-là au montage histoire de donner un peu de concret au métier qu’exerce son actrice. Les culs qui se déhanchent ad-nauseam pour satisfaire le regard lubrique de ces messieurs ? On va faire une petite scène d’introduction qui le montre, et puis ensuite on va surtout baiser dans des grands lits et des draps soyeux parce que c’est quand même plus chic, plus montrable. Si Sean continue de partir de l’altérité comme point de départ à son cinéma, il est désormais incapable d’en développer les problématiques spécifiques – on deal 15 000 balles une semaine de girlfriend experience et on se retrouve vite mariée puis séquestrée, et puis on part à la chasse à l’homme avec comme horizon le retour au point de départ, le club d’Anora, et le scénario demande gentiment aux personnages d’oublier cette piste de recherche alors que la spectateurice s’en doute depuis l’instant où Ivan s’est enfui en courant. Le cinéma rapplique, le réel s’échappe – l’argent n’est plus un problème, n’est plus au cœur de la mécanique scénaristique. Le film est aussi hors-sol que l’est le quotidien d’Ivan – comment pourrait-il en être autrement puisque c’est chez lui, et pas chez Anora, que la caméra tourne ?

Le dimensionnement esthétique d’un film est tributaire d’un budget. Emmanuelle ne peut pas se passer dans un hôtel de luxe sans lâcher quelques millions (dix-huit). Ceux qui diront le contraire mentent : le luxe, ça se renifle. Anora ne peut pas camper avec vraisemblance la stature d’un milliardaire russe sans montrer son jet privé car c’est la présence de son jet qui l’institue comme milliardaire. Au fond, les choix formels qui ont forgé le Sean Baker que l’on connaît tiennent plus de la contrainte budgétaire que du choix esthétique. Take Out et Prince of Broadway en caméra vidéo ne permettent pas d’imaginer d’autres péripéties que celles auxquelles ils sont quotidiennement confrontées. Tangerine à l’iPhone empêche ces travailleuses du sexe de débarquer à New York sur un rooftop pour faire la fête. Sean Baker a toujours été un scénariste empêché. Il a toujours rêvé tous ces films en 35 millimètres avec de belles couleurs, et voilà qu’avec celui-là, il gagne en plus la Palme : consécration. Est-ce un mal en soit ? Je peux être plutôt content que Sean Baker décide de détailler l’environnement d’un golden boy plutôt que d’un acteur porno sur le déclin – les personnages supposés s’occuper de lui sont d’ailleurs bien trouvés. Sauf que c’est vingt minutes de film sur deux heures puisqu’il décampe.

Quel était le projet de Anora ? Deux hypothèses se recoupent. 1/ Emporter son spectateur dans une suite de péripéties loufoques avec le principal objectif de surprendre et de faire rire – au final, les gesticulations de ses acteurs et le sur-régime des cris épuisent bien vite le potentiel comique des situations. 2/ Faire éprouver au spectateur la désillusion d’une jeune femme pauvre qu’un jeune homme riche a fait rêver, puis son impuissance face au pouvoir que la famille du jeune homme possède – pouvoir sur lui, sur la justice, elle renonce à faire valoir ses droits par crainte des représailles. A la fin, peut-être qu’Anora pleure de rage. Ou bien de désespoir ? Ou de désillusion ? Son espoir d’une vie meilleure s’effondre en même temps qu’elle comprend en creux que la vie qu’elle a occupé le temps d’une semaine n’était peut-être pas si géniale, leurrée par le sexe les cadeaux la drogue et l’argent. Dans ce film, Sean Baker ne montre pas, pas plus qu’il ne dit. Sean Baker tente de faire ressentir. Voilà pourquoi Anora pleure à la fin : pour nous faire ressentir le poids de ce qu’elle porte. Et voilà aussi pourquoi Sean Baker troque ses habituels acteurs amateurs pour des stars, pour l’éblouissante Mikey Madison. Il ne croit plus aux émotions de ses spectateurices par la simple mise en lumière de corps et de voix que nous n’avons jamais vus – il croit désormais à la religion de la pellicule et du scénario mal ficelé. Pourquoi Anora pleure à la fin ? Parce qu’à l’écrit, ça sonne juste. Parce que c’est la note finale. Parce que sans ça, Sean, malin comme un singe, sait que ses artifices tombent à l’eau. Anora pleure à la fin parce qu’il fallait finir le film avec juste-ce-qu’il-faut.

Anora de Sean Baker, en salles le 30 octobre 2024