Le cinéfiston à son papa

Critique | Spectateurs ! de Arnaud Desplechin, 2025

Deux séquences de Spectateurs ! se déroulent pour l’une dans un amphithéâtre de la faculté de ciné et pour l’autre dans un café où pérore Sandra Laugier, si ce n’est dans son propre rôle, du moins dans celui d’une penseuse du cinéma plaçant l’éducation et la transmission au cœur d’un film qui semble sincèrement inventer l’eau chaude. Ce qui fait alors la force du réalisateur – l’authenticité de sa déclaration d’amour au cinéma – ouvre la brèche à la faiblesse de l’anecdote de la construction d’une cinéphilie de petit bonhomme, puisque Desplechin interroge la nature du cinéma sans se poser la question, pourtant sous-jacente, du regard – des auteur.ices, de ses spectateur.ices. Des spectateur.ices, il n’y a qu’eux : masculin universel.

Le film lui-même se construit selon un chapitrage de cours de licence où la biographie alternative d’un jeune spectateur, construisant film après film sa cinéphilie, s’enfle de réflexions d’auteurs sans doute inconnus du grand public (à qui donc s’adresse son film ?), uniquement des hommes et comme il le dit lui-même à propos des inventeurs de la machine cinématographique, qui ont à eux-seuls changé le cours de l’histoire. Sont ainsi cités dans la bible-iographie des étudiants en cinéma, Bazin, Cavell, Freud. Car évidemment, le cinéma est la religion du XXème siècle (chapitre 3 petit 1, 120 ECTS à la clé). Et si l’on ne lui reproche pas de prêcher pour la paroisse qui l’a élevé – on est tous né quelque part – rien ne laisse à supposer que Desplechin s’aventurera jamais à se vouer à d’autres saints. Comme Mulvey, comme Guy, et toutes les autres. Sauf peut-être à inviter Laugier (encore faut-il savoir qui elle est) et Shoshana Felman ?

« On dit que la peinture moderne a inventé le cinéma. Je dis que ce sont les chimistes ». Babylon (Damien Chazelle, 2023) l’affirmait déjà dans son montage final. Comme si la science et ses découvertes étaient complètement décorrélées de la société dans laquelle elles s’inventent. Comme si le regard se départissait des conditions socio-économiques qui l’informent. Celui de Desplechin aussi. Et c’est bien lorsqu’il s’intéresse à un cinéma qui lui ouvre les yeux sur une expérience innommable, invivable dans tous les sens du terme, que le film sort de lui-même, s’échappe de l’impasse d’une cinéphilie masculine qui fait foi dans le boys’ club de la critique. L’épiphanie que fut Shoah (Claude Lanzmann, 1985) pour le jeune homme crée un espace pour la présence de l’Autre, à l’instant précis où Desplechin n’est pas joué par d’autres acteurs mais apparaît lui-même à l’écran, de dos, lors d’une vraie interview avec Shoshana Felman (professeur émérite à Emory College), acceptant d’être un individu particulier non interchangeable par divers acteurs. En effet, la fin du film est incarnée par Salif Cissé, drôle de glissement qui veut appuyer la diversité du spectateur quand elle vient juste confirmer la fausse universalité que Desplechin n’arrive pas à assumer comme un point de vue masculin et européen parfaitement ancré dans sa construction de cinéfils. Car soit il faut admettre que le cheminement de sa mémoire filmique n’est que singulier et guidé par des rapports de classe, de genre, de race, soit il faut réellement faire intervenir tous les chemins, qui mènent sans doute tous à Rome (et chez le Pape), mais qui promènent des paysages bien différents.

Si Desplechin voulait être véritablement spectateur de sa cinéphilie, il se serait assis au dernier rang de la salle, pour l’observer de loin, et ne plus se retrouver immergé dans l’affect d’une vie de souvenirs qui ont construit son identité. Car aimer le cinéma, c’est aussi apprendre à déboulonner les idoles, à commencer par sa propre hagiographie.

Spectateurs ! de Arnaud Desplechin, en salles le 15 janvier 2025