Critique | Le Royaume de Julien Colonna, 2024
En fin de séance, à peine les lumières rallumées, une vieille dame murmure « on s’y attendait », une autre répond « c’est toujours la même histoire ». Alors à quoi bon ? Pourquoi toujours filmer les mêmes mythes ? Les parques tissent le fil de la fatalité du destin qu’il s’agit de démêler, un royaume dont on doit enfoncer les portes pour comprendre la redondante nécessité de sa trame.
Le Royaume de Julien Colonna accueille son spectateur par un concert de cigales, pas de doute, l’intrigue plante son décor dans le Sud. Fin du générique, les insectes se taisent et laissent place aux autres animaux : gros plan et moteur assourdissant sur des gueules de porcs morts. Le jeune rôle est révélé au moment de vider les entrailles d’une bête puis sans transition, on passe à table. Le lendemain elle veut rejoindre son petit ami à la plage mais sa tante l’en empêche : « On me demande jamais mon avis ! ». A dos de moto, Lesia (Ghjuvanna Benedetti), fille d’un chef de clan corse rejoint la planque de son père où sa bande organise la prochaine razzia : la voiture d’un ami a sauté, il s’agit désormais de connaître le coupable. Une étiquette de supermarché collée sur le bras par les soins du petit ami rappelle le rendez-vous manqué en même temps qu’il tisse le fil principiel du film : celui du prix.
Le prix d’une vie, d’un choix, d’un meurtre. « C’est tout ? » avait-elle répondu au copain goguenard, je ne vaux pas plus que ça ? Dès le départ, le fatum s’immisce dans les chamailleries quotidiennes, une trame bientôt entremêlée à la figure du père, Pierre-Paul (Saveriu Santucci). Comblée de revoir son monde, elle est embrassée par toute la troupe, l’ambiance est à la famille, tonton, parrain, papa. A la manière d’un theatron, les rôles se dessinent, les destins brisés se rencontrent et en annoncent d’autres. A hauteur d’adolescente, le spectateur suit ses yeux interrogateurs. On perçoit des bruits de couloir, des échanges de regards complices mais rien de plus. Qui est son père ? Que fait-il ? Où va-t-il ? La hardiesse dépensée à maintenir à flot leur relation entremêle plus encore la toile de Lesia à celle de Pierre-Paul. Après une pêche intimiste aux aurores, l’on comprend que celui-ci se cache des autorités depuis des années et ne veut rien révéler sur la suite des opérations. Plus tard, on retrouve la fille occupée à écailler les poissons, furieuse d’être mise à l’écart. Le motif de l’animal dépecé, découpé par les soins de Lesia figure le destin auquel elle ne peut échapper. Comme celui de ces bêtes éventrées sans égard par accoutumance et tradition, le destin des hommes est traité avec la même cruauté facile, à la manière des dieux, reprendre une vie semble chose aisée. Dès lors, comment mesurer son prix ?
Le personnage de Pierre-Paul nous fait prendre la mesure de ce sacrifice. La boucle infernale dans laquelle est prise le père, le cycle tragique auquel la fille désire tant participer, répond d’un précédent nœud sanglant qui n’a pas fini de se démêler. Obligé à la vie du gang, ce fardeau tue son parrain dans un accident de voiture, son corps est entrevu par Lesia : la tête explosée, l’homme est méconnaissable. « On dégage », la piaule est repérée. Après cette vision d’horreur, le ton change et Lesia s’infiltre dans le coffre d’une voiture et rejoint le nouveau nid où l’on prépare la chasse à l’homme. L’engrenage vicieux est révélé par le parallèle conçu entre les scènes : Lesia tient en joue un sanglier. La battue humaine, elle, se conclut d’une échauffourée dans un garage. Au moment d’une communion scénarisée des tirs, Lesia dévie son viseur et manque sa cible. Cet entre-deux manifeste une fois encore la fatalité que dessine son geste : elle tue avant d’avoir tué, l’histoire se répète. L’instigateur de la détente, dans un cas comme dans l’autre, est le père. Ces séquences de chasse et de pêche révèlent sa bonhomie à l’égard de sa fille mais ces élans fédérateurs servent immanquablement à perpétuer les tristes dessins de sa cause. S’ensuit une fuite à travers la Corse, le continuum d’une échappée qui dure depuis trente années : le prix à payer pour rester en vie et terminer sa vengeance. Un coût trop cher payé qui l’empêche de voir grandir sa fille. Le père s’offre cette dérobade au prix de sa conscience, le temps se compte en corps, le manège sanguinolent s’illustre dans une scène d’une violence crue, attenante au royaume dans lequel se cache Lesia.
« C’est toujours la même histoire » nous rappellent ces vieilles dames, et pour cause, vieux de millénaires, les récits de vengeance sont protéiformes mais leur noyau principiel reste le même : une vie pour une vie, une existence au détriment d’une autre. L’histoire se répète certes, or c’est précisément parce qu’elle se réitère qu’elle fait sens et vaut la peine d’être racontée. L’erreur du père, qu’il payera inévitablement du prix de sa vie, est de s’être volontairement aliéné, enchaîné au destin de la mutinerie. Les remords à venger son propre père dictent ses choix, le cap de sa vie toute entière. Ainsi, il ne laisse pas d’autre alternative à sa fille que de continuer son dessin et au fils de la victime de Lesia d’en prendre la suite.
Le Royaume de Julien Colonna, le 13 novembre 2024 au cinéma