CARTE BLANCHE (sans titre)

Zoé fait le bilan de l’année

Mi-novembre, alors que Nicolas préparait le hors-série rétrospectif de fin d’année de Tsounami, il a eu l’idée de créer une rubrique « carte blanche », dans laquelle un.e critique écrirait un texte à partir de 12 images qui ont marqué l’année 2023, choisies par la rédaction selon leurs sensibilités propres et leurs obsessions respectives. Je me portai donc volontaire pour cet exercice de dérushage. Nicolas, Safa, Bastien, Aliosha, Léo et Grégoire ont fait la sélection.

Ajoutez une légende

L’année cinématographique débuta sur une précieuse rétrospective organisée par Capricci : Straub et Huillet en 10 films. En concomitance avec mon retour de Madrid où je n’avais fréquenté que la Filmoteca et son programme patrimonial (environ deux films par jour, un à 18h et un à 20h), je n’arrivais pas à me décider à plonger dans l’ascèse d’une rétrospective si riche en films. Ma rigueur intellectuelle s’est faite paresseuse. J’avais soif de sang neuf facile à boire et à digérer.

J’avais pourtant un souvenir assez marqué de ma première rencontre avec les Straub (Huillet vit souvent son nom effacé du binôme, misogynie auditive et visuelle) : petit écran, obligée de rester dans ma chambre que je ne pouvais plus voir en peinture, je m’étais laissée portée par les suggestions algorithmiques. Je me souviens d’une image d’Antigone, celle d’un lieu que j’avais moi-même photographié l’été d’avant. Surprise de cette juxtaposition temporelle et artistique : dans le film, une pièce de théâtre, dans ma vie, un orchestre et un chœur. Et le voyage en train de Sicilia !

Grégoire aussi a été bouleversé alors qu’il vagabondait dans une exposition d’art contemporain. Il ne s’attendait pas à rencontrer le portrait du jeune acteur de Où est la maison de mon ami d’ Abbas Kiarostami. Surgissement d’une image et rappel du souvenir. Première fonction du langage cinématographique. Un jour de 2022, je racontais mon histoire avec un garçon au projectionniste de la Filmothèque. Il n’a pas fallu cinq minutes au garçon en question pour apparaître au guichet et demander un ticket. On se serait cru au cinéma. Je l’ai revu une autre fois en 2023. Devant Les Enfants du Paradis. « Paris est si petit pour ceux qui s’aiment, comme nous, d’un si grand amour ».

Guerre des images : ethos public et images en guerre.

En mai, fais ce qu’il te plaît, prends ta canne et va sous le soleil de Cannes pour cancaner sur le tapis rouge. Octobre noir au pied du mur, la folie ne se tapie plus dans l’ombre des fusils sans fleurs. Entre les deux, Film annonce du film qui n’existera jamais : drôle de guerre. Parce que la guerre n’est jamais drôle ? Ou parce que la guerre ne sera jamais une image ? Peut-être que dans cinquante ans on sera capable de la sentir la guerre, dans les salles du cinématographe dernier cri. Mais alors peut-être qu’elle sera déjà là. Si on a l’idée de synthétiser l’odeur d’un corps en décomposition et de le diffuser pour accompagner olfactivement un film, on est cuit.

Cannes comme film annonce à la drôle de guerre israélo-palestinienne (existante, trop existante). Saeed Roustaee condamné par le gouvernement islamique iranien pour avoir diffusé son film à Cannes. Guerre de drôles. Et pourtant image offensivement inoffensive. Même les icônes meurent. Godard est mort (vive le roi posthume). Vecchiali est mort (on le rétrospective). Ciment est mort. Je le lis dans les Cahiers. La mort cimente les inimitiés (pardon pour ce jeu de mot, je blague donc je suis critique). C’est de bonne guerre. Drôle de guerre. Jean-Luc, Michel, Paul… et les autres. 

Les autres deviennent fous. Bruce Willis et Hou Hsiao Hsien devenus déments. HHH se perd-il en tentant de rejoindre le continent comme la grand-mère d’Un temps pour vivre, un temps pour mourir ? Il arrête donc le cinéma. Probablement pas de vlogs de vieux pour HHH, au grand damn de Nicolas. C’est peut-être pour le mieux, trop de fous pensent que c’est une bonne idée de filmer des folies. Ma mère garde des vidéos d’enfants décapités dans sa galerie photos, pour montrer l’horreur (des exactions israéliennes à Gaza). A côté de photos de mon frère et moi. Guerre de drôles.

Jean Eustache est sorti du cinéma radicalement, lui : le suicide. Après la ressortie restaurée de La Maman et la Putain l’année dernière, on a découvert en juin l’intégralité de son oeuvre. Intègre + frugalité = intégralité = Eustache. Les garçons d’Eustache sont vraiment trop nazes. Et pourtant ils nous sont charmants. Les garçons sont tous des fils de mamans et de putains. On ne peut même pas les insulter sans s’insulter en retour. Mes petites amoureuses : finalement c’est toujours à nous de venir les chercher ces mauviettes. « -Je te trouve très beau. – Oui. » Ils ont peur de leur ombre. Ils ont peur qu’on leur fasse de l’ombre, nous les jeunes filles en fleurs. C’est leur problème, ils n’ont qu’à être plus solaires, moins scolaires. Numéro Zéro : la grand-mère d’Eustache, sacré brin de femme. Brin, encore un mot d’homme. Une force de la nature.

Autre force de la nature : Tsounami. Tsounami m’a accueillie cette année. Tsounami c’est un directeur de la publication qui regarde tous les courts-métrages disponibles sur le site d’Unifrance. Uni quoi ? Unis contre la vie, très cher.e. Une niche cinéphile à laquelle seuls les professionnels ont accès (avant tout parce qu’ils sont les seuls à savoir que ça existe). Regarder un court-métrage pour découvrir un réalisateur par la lorgnette. Un cinéma qui se projette vers un devenir-étendue mais que l’on ne projette par sur un écran blanc, faute de spectateurs. Alors, on part faire sa cueillette dans le recueil du système de navigation d’Unifrance. Et pourtant, bien des films trouveraient un temps juste en élaguant leurs branches pour entrevoir le complexe de nœuds de leur tronc.

Et Tsounami c’est aussi un rédac-chef en casquette et jogging qui chante du Jul avec deux versions imprimées de la revue à la main. Tsounami c’est une bande à part organisée. Tsounami ne fait pas de vague mais va inonder vos cerveaux pour une année de plus à la rencontre du cinéma sans toit ni loi.

J’ai toujours détesté les conclusions quand je faisais mes dissertations. Au bout de six heures de rédaction, je n’avais qu’une envie, rendre mon papier et ne plus y repenser. J’aime un peu trop les brouillons et l’informe. J’aime aussi la manière dont la rédaction de Tsounami incite à retravailler sa pensée, comme cette conclusion que je veux finir au plus vite, mais sur laquelle je passe un temps infini par procrastination. Donc dans les grandes lignes :

Conclusion générale sur le plan politique : quelle année de merde pour changer

Conclusion générale sur le plan cinéphile : Barbeinheimer (à moins que ce soit celle-ci la conclusion politique, je ne sais plus)

Conclusion personnelle : ciao les ex manipulateurs, on préfère les garçons d’Eustache et notre couple goal, c’est Straub et Huillet

L’année n’est même pas finie de toute façon, Depardieu fait des siennes sur la TNT, il y a toujours la guerre au Moyen-Orient et ma mère vient de se faire voler toutes ses économies par téléphone.

Et moi je suis toujours une petite amoureuse libre comme le soleil et je continue à faire des jeux de mot de qualité douteuse, parce que je doute, donc je suis. Je dis un mot en entendant un autre mot, donc je dois redire cet autre mot qui fait écho avec un autre mot que je dois verbaliser et qui résonne avec un autre mot. C’est le mot sans fin.