Les yeux grands ouverts

Critique | Babygirl, Halina Reijn, 2025

Au début et peut-être depuis toujours, Romy (Nicole Kidman) fait l’amour en deux temps : d’abord avec son mari Jacob (Antonio Banderas), puis seule devant du porno. À la fin du film, pour le reste de sa vie, l’amour qui occupe une grande place dans la vie de Romy, elle le fera encore avec Jacob ; rien que Jacob, Romy et Jacob à l’unisson. Entre les séquences d’ouverture et de conclusion de Babygirl, que s’est-il passé ? Le personnage qu’interprète Nicole Kidman a cru voir son monde s’effondrer sous ses pieds, mais elle l’a voulu, pour mieux le reconstruire derrière, et éradiquer cette frustration sexuelle qui commençait à peser sur son couple. Elle entretiendra une relation adultère et SM avec Samuel (Harris Dickinson), jeune et nouveau stagiaire dans l’entreprise qu’elle dirige, puis l’expulsera aussi vite qu’il est rentré dans sa vie, une fois utilisé, vidé, dépouillé, digéré.

Romy/Kidman, cette dictature de la perfection, se moule exactement à la sphère dans laquelle elle évolue. Sa vie et ses rituels sont millimétrés tels les gestes d’une parade militaire (maquillage face au miroir, vie familiale, sexe, vie professionnelle, et on recommence le lendemain), au point que la plupart des propos tenus dans un lieu, lit comme bureau, pourraient tout à fait être employés dans un autre cadre. Mais dans ces hautes contrées du capitalisme, supposément imperméables, son petit hic provoquera comme une dissolution des frontières : un cut et l’on passe d’une confidence sur l’oreiller à la machine que l’on teste, un fondu pour quitter l’amant et revenir à la fête d’anniversaire de la petite dernière. En ce sens, Babygirl n’est pas tant un film à thèse comme pouvait l’être L’Été dernierla bourgeoisie préfère le statu quo et le mensonge raconté à soi-même plutôt que la difficile vérité »), mais embrasse totalement le point de vue de son personnage principal. Romy est une femme de pouvoir dans le monde capitaliste et ne compte pas abattre le système ou le critiquer, mais le perfectionner. Dans sa vie privée, cela passe par un inconfort sexuel qu’elle éradiquera ; dans sa carrière, ce fut à travers le développement de technologies permettant d’automatiser et accélérer des tâches automatiques. À ce stade, il ne s’agit même plus d’être en adéquation avec la marche du monde : Romy est le système, l’incarnation charnelle de l’idéologie capitaliste.

Kidgirl et Babyman

La première fois que Samuel apparaît à l’écran, une chienne visiblement enragée galope à travers les rues de New York. Elle se calme subitement dans les bras de ce dernier lorsqu’il lui ordonne d’un ton ferme « Au pied ! », alors qu’elle s’apprêtait à bondir sur Romy. Les formules impératives seront le mode privilégié de communication de Samuel, envers Romy notamment, bien qu’il soit en situation de faiblesse dans l’entreprise. Il cultive ainsi une insolence naturelle, et lui jette des propos déplacés, mais pas assez pour être jugés condamnables (« Je l’ai calmée avec un gâteau. Tu en veux un ? »), dans une sorte de désintérêt total vis-à-vis de sa propre carrière. Et cela l’excite assurément. Devenue sa tutrice de stage (elle ne voulait pas l’être… mais ne fera rien pour quitter ce rôle), ils ont un premier rendez-vous dans une pièce lugubre de l’entreprise. Elle lui accorde sept minutes, puis mettra fin à l’entretien avant le temps accordé. Romy s’apprête à sortir de la pièce quand Samuel la rattrape, lui ordonne de fermer la porte et attend patiemment qu’elle vacille et se penche pour l’embrasser. Dans cette séquence, la mise en scène de Halina Reijn capture quelque chose d’invisible, extrêmement rare et précis, de l’ordre d’une relation entre deux êtres qui se fixe à jamais à travers des mots qui semblent incohérents vus de l’extérieur, mais qu’eux seuls comprennent tout à fait, tel un langage secret réinventé depuis le vocabulaire commun. On ne saurait dire quand cela dérape totalement ou quel mot fait basculer la relation à l’avantage du jeune homme qui, une pique après l’autre, teste les limites de son interlocutrice et monte crescendo dans les propos déplacés à mesure que celle-ci se laisse envahir. Il serait trop facile de crier à l’incohérence du scénario, alors que Babygirl s’attache justement à filmer cette zone grise et incohérente dans laquelle on tombe sans crier gare, poussant parfois l’humain à agir contre la raison et ses propres intérêts. Cette chose étrange et dangereuse qui guette Romy, c’est la manifestation soudaine d’un désir enfoui que l’on ne peut plus laisser inassouvi. C’est une nécessité : tout à coup la vie tourne autrement, elle gravite autour d’un autre point, se lit dans de nouvelles coordonnées. Micro-respirations et gémissements mélodiques ; inspire, retiens ton souffle, expire ; plonger dans la gueule du loup et en tirer une immonde satisfaction.

Babygirl n’est pas tellement un thriller sexuel ou un film sur une relation sadomasochiste. C’est un film hautement psychologique (les nombreux dialogues entre Romy et Samuel visant à définir leur relation) tourné sur la bande originale d’une comédie romantique à la mode, sur fond de désirs exprimés. En procédant ainsi, le film déjoue nombre de sujets satellites et prévisibles (le consentement, le polyamour, la différence de conception de l’amour selon les générations) pour se concentrer, égoïste, sur la quête de Romy. En dominée, elle se soumet à Samuel, se met à quatre pattes pour lui et lape une assiette de lait, se déshabille et lui donne une fellation au travers de son costume de travail. Le pouvoir circule et se reconfigure selon le lieu où se trouvent les amants, et ce ballet érotique témoigne de la relation complexe qu’entretient Romy à son propre désir, lequel explose et se manifeste dès lors qu’il y a victoire de l’autorité (de Samuel) sur une rébellion matée (le rejet de ses contestations systématiques aux ordres délivrés). 

Femme(s) de pouvoir

La femme d’affaire projette sexuellement sur son amant la position qu’elle occupe dans la société (une décideuse), elle s’excite d’elle-même en s’illustrant sur le corps de l’autre, pour son propre compte. Car en réalité, c’est toujours elle qui garde les rênes. C’est un rôle que Nicole Kidman semble jouer et rejouer au cours de sa filmographie, ce qui n’est pas sans ajouter une certaine lourdeur à sa partition : son recours à la chirurgie pour maintenir la perfection de son visage montrent un certain désir d’élever la fiction à un méta-niveau de lecture, appuyé par une autre séquence de virée en boîte de nuit qui l’érige en une sorte d’impératrice vamp(ire), buvant l’eau d’une jeune danseuse avant de l’embrasser comme pour aspirer son âme et jeunesse. Mais outre les références au reste de sa filmographie, Eyes Wide Shut en premier lieu, ce rôle chez Halina Reijn, également actrice principale du Black Book de Verhoeven, prolonge la filmographie d’une actrice qui conçoit son œuvre comme une architecture qui dessine les contours de la femme parfaite, c’est-à-dire audacieuse et ambitieuse, qui enjambe volontiers la morale pour vérifier la validité d’une hypothèse.

Par l’infaillible poursuite d’un tel idéal, Babygirl ausculte les mécaniques du pouvoir au sein d’une société libérale en le donnant à voir sur deux échelles interchangeables (sociétale et individuelle), et dont les mots et usages sont parfaitement identiques. Le pire est peut-être que Romy parvienne en effet à sortir grandie de cette affaire, une incarnation effective de cette quête, une preuve vivante de la possibilité de sa réalisation. L’horreur de cette manigance est d’ailleurs révélée puis décuplée par le personnage de son assistante, une jeune femme racisée qui découvre la relation interdite mais décide de la taire malgré ses convictions profondes car elle a besoin de modèles positifs. En ogresse dévoreuse, la dirigeante engloutit le reproche et le digère en qualité imputable : elle sera promue, juste ce qu’il faut au regard de son mérite comme elle a bien raison de le demander, et la société en ressortira valorisée, humaine, soucieuse de briser le mur de verre en son sein. « Ne dis pas faiblesse » propose une conseillère à Romy lorsqu’elle prépare l’un de ses discours, arguant qu’il s’agit désormais d’un mot positif sous prétexte que les failles personnelles donnent une image plutôt humaine et attachante. L’image prévaut sur l’être désormais ; alors cette fois, c’est la femme aux tâches de rousseur qui tuera Liberty Valance, et pour le compte de son unique jouissance personnelle.

Babygirl de Halina Reijn, en salles le 15 janvier 2025.