Mémoire des fantômes

Critique | Sud (1999) | Événement Chantal Akerman

Le premier plan coupe le gazon d’un parvis d’église, ratiboisant pour voir ce qui s’y trame. Une culture religieuse, mais une propreté de surface et un boucan énorme. Des voitures ou sans doute des quatre-quatre, des camions, des véhicules gros comme la superficie du pays. Nous sommes dans un espace contrasté, où les gigotements bruyants entrecroisent les longs silences de deuil. Il y a comme un tabou ou un sujet sensible, quelque-chose qui frappe le lieu d’une horreur. Une instance de mort constante, ou une situation qui en suit des milliers, des millions, des milliards. Là-bas, les vivants vivent sur un cimetière. Les États-Unis sont la nécropole paroxystique.

Mais au-delà du vaste caveau, la population afro-américaine attend, travaille et vagabonde. Les États-Unis sont un espace d’attente et de racisme ; surtout de racisme. Un espace où l’on attend le racisme. Il est partout et, à chaque instant, il peut surgir. Ou peut-être (dans un faux doute qui plaira certainement aux américanophiles exacerbés) qu’il a déjà surgit. Akerman guette un territoire comme elle guetterait une terre morte. Ses long travelling et ses plans fixes donnent le ton d’une faucheuse contemplative. Car observer un·e individu·e noir·e au sein d’un plan filmé dans ce pays, c’est indubitablement l’observer dans un cadre raciste. C’est ici une population entière et son rapport violent à une certaine culture des suprémacistes blancs, mais c’est aussi une petite ville – un petit coin où un fait divers (mais pas divers, car représentatif d’un état des lieux systémique) a gangrené l’environnement.

Nous sommes dans la ville de Jasper, là où Byrd, un homme noir, fût tué par trois hommes blancs. Ces derniers, pas peu fiers de leur nation et de son histoire, ne vont pas simplement le tuer comme la police le fait régulièrement d’une prise de catch ou d’un coup de feu, non, ils vont le torturer en l’attachant vivant à leur camion, pour le faire traîner sur la route et sur plusieurs kilomètres. Cette horreur cauchemardesque, Akerman ne va pas simplement la raconter à coup d’entrevues et d’entretiens éparpillé·es dans son montage, non, elle va la capturer dans un objet filmique, un environnement disposé sensitivement telle une œuvre plastique de mémoire. Sa réalisation matérialise cette odeur nauséabonde d’un racisme culturel. Elle incarne la puanteur même de cet abject pays aux relents perpétuels qui, de 1998 (année de la mort de Byrd) à aujourd’hui, n’a pas changé.

Adultes, enfants, plans fixes, travellings, cette virée d’Akerman dispose d’un champ étendu et étroit dans un même temps. La faune et la flore en mouvement, bourdonnements, secouements, reflets d’eau, une présence silencieuse au-derrière, au-dedans. C’est une présence, ou une omniprésence, de spectres. L’âme de quelques-un·es. Sa caméra témoin, rôdant tel l’avenir qui jamais n’oubliera. C’est un lent chemin jusqu’à l’horreur, les enfers d’un pays infecté jusqu’à la moelle. L’horreur délicate, détendue, sous-jacente, comme une norme infâme, une culture dominante, reine du monde et pourtant étrangleuse phare des opprimé·es. Car le cinéma d’Akerman a toujours été celui-là. Celui d’où les histoires ne sont pas racontées et mises en avant, mais souterraines, latentes, larvées, constantes. C’est un cinéma humble, et qui sait se mettre à distance. Mais un cinéma qui se met à distance n’est pas un cinéma qui atténue. Au contraire, c’est un cinéma qui dévoile l’intrinsèque réalité de notre monde. Celui où toutes les pires abjections sont patentes – subjacentes et occultées par les bourreaux. Sud, c’est l’omniprésence du Nord et de son inhumanité.

Sud de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 23 octobre 2024