Senza Paura

Critique | Le Mohican de Frédéric Farrucci, 2025

Comme une bête traquée, Joseph court. Il traverse plages et villas privées, constructions récentes et maquis, avant de s’enfoncer dans les terres comme pour disparaître. Il erre, grogne, transpire, saigne. Son bleu de travail, qu’il change au fil de sa cavale, se patine, se ternit, jusqu’à devenir l’uniforme de sa légende.   

« Une anomalie dans le paysage »

Joseph (Alexis Manenti), berger corse, « dernier mohican » d’une île en mutation, incarne malgré lui un idéal de résistance. Il ne cherche ni la lutte ni le symbole, il tente seulement de survivre. Car ici, « on ne dit pas non à ces gens-là » : la mafia est une entité dont les membres se ressemblent tous et forment une chape de pouvoir impossible à contrer. Pourtant, en osant refuser, Joseph enclenche un mouvement qui le dépasse. Chaque geste devient alors un acte de résistance : un coup de bêche face aux balles, une ferme reprise pour éviter qu’elle ne soit vendue. C’est sa nièce Vannina (Mara Taquin) qui va donner une portée collective à sa lutte, la structurer. Son nouveau tatouage, « une meuf avec un flingue », est un manifeste en soi, tout comme le clic de son téléphone lorsqu’elle immortalise son oncle avant la fuite. L’image préfigure la légende et annonce comment elle sera propagée : par les réseaux sociaux, par la rumeur, par le peuple. 

Mais Joseph ne veut pas être un héros. Il ne cherche ni à revendiquer ni à incarner un combat. Tout ce qui l’oppose à la mainmise de la mafia c’est un simple refus. Dire « non ». Il fuit, mais il n’est jamais totalement seul. Traqué par la mafia et la police, il est sans cesse soutenu : un vieil ami de son père, un vétérinaire, des bergers isolés et Vannina, qui veille sur lui, qui suit son parcours sur Google Maps, qui transforme son errance en un combat collectif. Dans Le Mohican, le politique passe par la réintroduction de l’idée de soin : prendre soin des siens, de sa terre, de ses combats, de ce que l’on refuse d’abandonner. Dès l’ouverture, Frédéric Farrucci pose ce rapport au territoire avec une parole quasi-documentaire – dans le prolongement de ses premiers films – un vieil homme, face caméra, raconte qu’ « avant, les terrains de bord de mer, on les léguait aux filles, parce qu’ils ne valaient rien ». À l’image suivante, Joseph apparaît avec son troupeau au bord de l’eau, comme une vision fantasmée d’une Corse paysanne en sursis. Ce rêve fragile est déjà une illusion : la bergerie qu’il habite est convoitée par un promoteur immobilier, point de bascule d’une fuite qui n’est pas seulement la sienne, mais celle d’un monde rural qui disparaît. Après son passage à l’acte, presque pulsionnel, il laisse derrière lui son troupeau. Sa survie en dépend.  

« Le royaume de Corse »

Ce mouvement, Farrucci le filme comme une transhumance inversée, sans bêtes. Du littoral aux terres, Joseph traverse les  strates d’un paysage en mutation, s’éloignant de l’humain, glissant vers une animalité puis une minéralité, jusqu’à s’effacer du monde physique. Tandis que son mythe grandit, sa présence s’amenuise. La mise en scène souligne son isolement dans l’immensité de la Corse, refuge aussi bien physique que spirituel. Cette errance trouve un écho dans la bande originale de Rone, dont les sonorités, entre lyrisme et sacré, se fondent dans le paysage, comme si la musique elle-même portait Joseph dans sa fuite. À la fois vibrante et aérienne, elle évoque des cris lointains, des incantations douces, comme étouffées par le maquis. Elle capte l’âpreté de la Corse, son souffle rugueux, ce vent qui semble porter Joseph et Vannina, même lorsqu’ils ne sont pas ensemble. 

En Corse, les légendes ne s’écrivent traditionnellement pas sur les réseaux sociaux, elles se transmettent par la parole, se chuchotent, se chantent. Dans un bar où elle s’est réfugiée, Vannina découvre un groupe de folk corse qui entonne un chant sur Joseph, sur le Mohican. La légende est née, reprise, transmise. Relayée par le virtuel, portée par la parole. Joseph disparaît dans le maquis, mais son mythe demeure.  

Le Mohican de Frédéric Farrucci, en salles le 12 février 2025