Critique | Jeunesse : Retour au pays, Wang Bing, 2025
On avait déjà passé plus de sept heures dans les ateliers textiles de Zhili, qu’on avait fini, à force de s’y perdre, par trouver atrocement familiers. On avait appris à s’y mouvoir, le cadre nous renseignant sur l’encombrement et l’exiguïté des espaces. On s’y était tant promené qu’on avait presque pu imaginer jusqu’à l’odeur de renfermé, peut-être même de moisi, et le froid qui devait y régner. Surtout, on avait rencontré les petites mains de ces ateliers, des jeunes femmes, des jeunes hommes, rarement plus de la trentaine, souvent à peine sortis de l’adolescence. On avait souri avec eux parfois, en reconnaissant ici aussi, dans ces conditions de vie misérables, une forme d’universalité de la jeunesse filmée sans moralisme ni naïveté. Les jeunes sont des jeunes. Ce n’est ni merveilleux ni grave, ou alors les deux en même temps. Le plus souvent quand même, on avait serré les dents en voyant leurs piaules qui évoquent plus des squats insalubres que des lieux de vie, en les regardant s’épuiser sur leurs machines à coudre pour un salaire ridicule, parfois ne même pas le toucher, à cause d’une erreur, d’un accident – d’un prétexte.
Plus de sept heures. En y ajoutant les deux heures trente de ce troisième volet, arrive-t-on seulement à la durée d’une seule de leurs journées de travail ?
Retour au pays donc : pour les spectateurices, il s’agit de retourner à Zhili une ultime fois, espérer y trouver un peu de lumière. Pour les travailleureuses, il s’agit au contraire de quitter les ateliers un temps seulement, célébrer le Nouvel An en famille, se marier. Est-elle là cette lumière qu’on attend ? Pas complètement.
C’est que, rien qu’en regardant la durée du film, on s’inquiète déjà : 2h30. Plutôt long dans un référentiel cinématographique ordinaire, terriblement court par rapport au poids du sujet et des cinq ans d’images enregistrées par Wang Bing ; mais surtout une grosse heure de moins que ses précédents films, ce qui interroge nécessairement. Trois hypothèses : une stupide, celle du hasard (qui ne peut pas exister dans un tel monument de montage), une malhonnête, celle du manque d’intérêt de Bing pour ces moments de répit par rapport au reste, une satisfaisante enfin : celle du déséquilibre réel entre le temps occupé par ces rares vacances et le quotidien. La troisième est la bonne, l’intention du film étant confirmée par un encadrement de ces congés dans le travail pendant plusieurs dizaines de minutes avant les départs : encore les machines à coudre, encore les chambres humides, encore les luttes pour espérer se faire payer.
Puis enfin, le retour au pays tant mérité, mais là encore, on n’arrive pas à se réjouir pleinement. Les trajets sont longs de Zhili jusqu’aux provinces du Yunnan ou du Guizhou, nécessitent de s’entasser dans des trains de nuit où l’on dort au sol, de traverser dans des bus de fortune des pistes de montagne verglacées bordant un vide sans barrières. Les retrouvailles familiales sont touchantes mais on ne peut s’empêcher de constater que la plupart des maisons filmées sont elles aussi miséreuses, qu’il a l’air d’y faire froid. Qu’importe ! Les célébrations réchauffent le cœur mais pas pour longtemps : il est déjà temps de retourner au travail, d’effacer ces sourires qui « rident la peau et te rendent laide » comme l’intime un jeune marié à son épouse – rare ironie dans le montage de Wang Bing qui fera succéder à cette séquence une autre où la mariée de retour à son atelier de couture peste contre son époux complètement bon à rien. « Épouse un intello qu’ils disaient ! ».
Finalement, après un temps trop court, encore des séquences au travail et ses tourments, encore les jeunes qui sont des jeunes. La boucle est bouclée, ne reste plus qu’à attendre le printemps.
La lumière et la chaleur dans tout ça ? On l’a dit, elle se trouve dans les fêtes où s’allument un nombre incalculable de pétards réjouissants. Elle s’incarne peut-être surtout dans quelques étincelles qu’on continue d’entrevoir par moments : celle de l’extraordinaire vitalité d’une jeunesse qui ne se laisse jamais entièrement aliéner, celle de la colère latente dont on ne peut qu’espérer qu’elle deviendra un jour un feu suffisamment grand pour emporter ces tristes dystopies trop réelles avec elle. Montrer le monde tel qu’il est : existe-t-il un geste plus révolutionnaire ?
Jeunesse : Retour au Pays de Wang Bing, en salles le 09 juillet 2025