Critique | Walk Up, Hong Sang-soo, 2024
Quelques contours
Produire un film a ses besoins. Il faut tout autant de l’argent que du temps car, dans un monde comme le nôtre, les deux vont de pair à la manière du dicton célèbre que Bloy mettait en bouche des bourgeois comme des paroles plus terribles que les ouragans. Néanmoins, en dehors des évidences tempétueuses, quelques courroies survivalistes s’actionnent en donnant vie à la subversive pratique créatrice, celle hors des clous et des règles aliénantes, le système ou une économie. Pour un artiste, il n’y a rien à dire, rien à gagner – ou juste du temps, mais peu d’argent. Est-ce donc un mal ? Le monde de l’art subsiste en dehors des maximes utilitaires.
Chez Hong Sang-Soo, les besoins ne sont pas des problèmes – ce sont les cadres de l’industrie, ces règles intrinsèques et uniformisantes qui réduisent considérablement les possibles en affadissant les hauteurs de l’art, qui le sont. Il faut se démener, trouver la solution, l’issue, et la simplicité d’écriture ou la modestie de l’ambition en deviendront instantanément les clefs. Elles sauvent les idées et permettent aux œuvres de prendre forme. Certes, beaucoup s’en moquent – combien en aurons-nous donc cette année ? Beaucoup s’en lassent – encore un… Ou se plaignent – il ne s’y passe rien… Se lamentent – ça fait très amateur… Mais au-delà des souffles et des rictus, le bonhomme est maintenant bien connu. D’ailleurs, depuis peu (aux environs du bien nommé Introduction), il tente de laver ses quelques derniers artifices qui le rattachaient à l’autre monde. Il épure entièrement l’acte, il réduit à son paroxysme (et c’est une joie) le geste cinématographique – la subjectivité franche et radicale. Dans La romancière, le film et le heureux hasard, il y avait les images personnelles, dans Juste sous vos yeux, la vie d’une actrice, dans De nos jours…, quelques anecdotes de Kim Min-hee. Tous se répondent, s’entremêlent et se confondent aux allures d’Un jour avec, un jour sans. Mais tout n’est pas autobiographique, non, les mots ont un sens et tout est personnel, rien que ça – secrètement intime. En acceptant le style et sans chercher à en avoir pour son argent, très vite on s’y habitue. De là, l’habitude elle-même (ou elle aussi) – loin d’un hasard – s’y trouve heureuse.
Quelques cadres
En étant aux manettes de sa boite de production depuis plus de dix ans, Hong Sang-Soo s’ouvre des portes que peu d’autres oseraient entrouvrir. Les équipes sont réduites, les dialogues régulièrement réécris la veille des prises, les discours des personnages ne représentent pas son auteur – il ne s’y trame que la vie, rien que la vie, celle que nous pouvons (par le cinéma) observer, guetter, ressentir ou contempler. Toujours entremêlé de pathétisme et de sublime, Walk up, la nouvelle salle ouverte de son auteur, ne déroge pas à la règle. Ce sera pour une énième fois les instants d’un artiste, ses tourments, ses ivresses, ses amours, la simplicité d’un quotidien naturel et modeste. Une recette qui, caressant la magnifique banalité de la vie humaine, ne cessera donc jamais de nous toucher. Une nouvelle joie donc, pour les adeptes de soju (et de vin, et de vie).
Walk up, d’un espace unique, file dans le temps. Son personnage principal, un cinéaste, visite un immeuble d’où s’échappent quelques histoires de sa vie passée et future. La fragmentation scénaristique de ces quelques instants résonne à merveille avec l’œuvre entière de son cinéaste. La confusion que provoquent les ellipses et le trouble dans lequel nos pensées se retrouvent devant cet enchaînement de séquences viennent frapper de synthèse l’acte même que Hong Sang-Soo met en place depuis plusieurs années (l’on pense aux récits imbriqués de Conte de Cinéma, aux réécritures intradiégétiques de In Another Country, à l’éparpillement des histoires de Hill of Freedom, ou aux fantasmes de Yourself and Yours). Ici donc, le temps ne sera pas question d’argent, non, il sera lieu des souvenirs, des rappels et des désordres internes que la mémoire détruit au fil des âges. Le temps sera l’ouragan nostalgique – le morcellement de quelques évocations, ou une définition potentiellement donnable à la filmographie de son artiste.
Quelques dislocations
Nous étions habitués à des plans fixes, taille de table, de beuveries, et parfois quelques zooms, mais l’ubiquité produite par l’unicité d’un lieu permet d’amener le cinéma de Hong Sang-Soo vers quelques surprenants cadrages aux panoramiques verticales rares. Lors de la visite du personnage principal et de sa fille (la première séquence du film), la propriétaire des lieux monte les étages et ouvre les portes, provoquant nombreux sur-cadrages étroits comme ceux des murs de l’immeuble ou des vitrages flous et opaques. D’une fois par exemple, la contre-plongée qui avait démarré aux pieds des marches cogne l’ordinaire ; ce qui permet donc de retrouver les quelques interprètes bien connus des adeptes du cinéaste en les cadrant du bas comme tel, et en leur donnant une sensation de nouveauté ou de révolution incessante. Ils découvrent le lieu en nous laissant découvrir de nouveaux angles. Tandis que le cinéma est destiné à se cloîtrer dans un cadre, la vie – de même – perdure claustrée en boite crânienne et les échos illustrés du héros seront – par là – les réminiscences des inconditionnels de Hong Sang-Soo. D’une certaine manière, nous pourrions dire qu’un jeu s’installe avec le public. C’est à nous de faire répondre les scènes entre elles – à nous de casser les frontières en provoquant donc, de cette manière, l’obligation intrinsèque à une œuvre isolée, son obligation d’être le fragment nouveau et indissociable de l’œuvre complète.
L’alcool, la guitare, la solitude, l’amour, le cinéma, l’art, tous perdurent des motifs infinis qui surviennent et rebondissent d’un film à l’autre. Hong Sang-Soo nous amène à revoir son œuvre en boucle, dans l’ordre chronologique ou non, sans que cela ne prenne jamais fin. Toutes les interprétations peuvent s’y cacher, il n’y aura plus qu’à s’y reconnaître, s’identifier ou non, partager les pensées ou non, faire miroir et détruire enfin cette frontière assommante qui fait – partout ailleurs – du cinéma, un lieu bêtement déconnecté de la vie et, donc, de la vérité. Quand un tout frémit et fait écho comme un ensemble, quelle raison aurions-nous de le disloquer ? La scission n’est bonne qu’à rester passif. Acceptons donc, une bonne fois pour toutes, d’avoir affaire à une œuvre, une grande œuvre comme un édifice, ou que dis-je ? Un monument.
Quelques craintes (comme la mort du cinéma)
Un besoin de filmer est-il toujours une peur du temps qui passe ? La question est complexe et Hong Sang-Soo, par ce nouveau film, ouvre quelques pistes. Il y a la réponse de la religion, l’apparition de Dieu, qui – pourtant rare dans son œuvre – surprend et non sans humour. Il y a la réponse des souvenirs, les mélancoliques surgissements d’instants, qui – synopsis même – tintent comme une évidence. Il y a la réponse de l’âge, car l’on ne boit plus autant que dans les premiers films du cinéaste (le rôle du conducteur a bon dos). Les pistes sont ouvertes, elles donnent la sensation d’un artiste qui conscientise son vieillissement. Et comme une tonalité funèbre, un jour viendra où Hong Sang-Soo ne créera plus – l’absence de couleur exprime une saison d’ambiance froide, gelée, un hiver ou une instance de mort (la solitude ?) ; mais elle semble aussi gratter la porte d’une humeur que l’on ressent dans l’omniprésence de la technologie (sonneries de portables, automatisation des serrures) et qui pourrait donc représenter l’apparition d’un monde qui n’est plus celui d’un sexagénaire. Loin de nous l’idée d’un boomer réactionnaire, mais plutôt celle – lucide – d’un cinéaste observateur et qui se sent dépassé, désuet, hors de la modernité, craignant tristement le saccage que peut provoquer intérieurement la possibilité de communication constante (le héros sombre dans une sorte de jalousie engendrée par l’absence de réponse téléphonique de sa conjointe partie retrouver des amies). La peur du temps qui passe sera finalement toujours la peur d’un isolement. D’une époque ancienne et close qui provoquera assurément un esseulement inéluctable.
Omniprésente, omnipotente, la modernité hante ce dernier film. Ce qui, par là, en confondant espace et temps, rend donc l’existence paradoxalement (ou faussement) tangible. La vie intérieure survit à l’équivoque et ouvre le lieu d’une histoire : la mémoire. Walk up est cette dernière. Il est le film d’un dedans (spatial et temporel). Il est la fragmentation, bout à bout, des rappels de la vie. Et il s’installe donc verticalement au moyen d’un immeuble. La proposition, défilant son tracé dans le même sens, construit l’architecture d’un vécu. Nous connaissions la mémoire du corps, et voilà que survient dorénavant celle d’un lieu. Hong Sang-Soo ne ressasse pas, jamais, il ne fait qu’ajouter des étages à son monde – rajouter une hauteur à son œuvre ou une façon de l’approfondir. Le cinéma est infini, et rien ne le tuera car celui de Hong Sang-Soo est déjà éternel.
Walk Up de Hong Sang-soo, sortie le 21 février 2024