Emmanuel Finkiel : « Il faut affirmer que c’est vu à travers la conscience de quelqu’un. »

Entretien avec Emmanuel Finkiel pour la sortie du film La Chambre de Mariana 

La découverte du cinéma d’Emmanuel Finkiel s’est faite graduellement au sein de la rédaction. Pour beaucoup, c’est d’abord un souvenir de lycée : La Douleur, sorti en 2017, adapté du roman de Marguerite Duras, l’un des derniers grands films à avoir réussi à mettre en images les écrits de l’autrice, aux côtés de Vous ne Désirez que moi de Claire Simon (2021). Avec La Chambre de Mariana, Emmanuel Finkiel construit officieusement une trilogie, celle qu’il avait commencé en 1999 avec Voyages, poursuivie avec La Douleur donc, et qui se conclue avec ce dernier. Trois films autour de la Seconde Guerre mondiale, de la Shoah, et de personnages mus par une pulsion de vie. Alors on a voulu en discuter avec lui. 

Tsounami : Avec La Chambre de Mariana, il se dégage une continuité formelle avec votre précédent film La Douleur (2017), dans l’idée que ce sont des « films cerveaux ». Ils mettant en image la pensée et la sensibilité d’un personnage par le montage (Marguerite Duras pour La Douleur, et Hugo pour la Chambre de Mariana). Est-ce conscientisé dès l’écriture ou est ce que ça arrive plus tard, au montage par exemple?

Emmanuel Finkiel : Dès l’écriture. Je ne peux pas écrire si je n’ai pas déjà les images, qu’elles soient plus ou moins confuses ou précises. Pour moi, c’est la mise en scène qui coordonne les phrases, pas le contraire. Ce principe était déjà actif dès mon premier film (Voyages, 1999, ndlr), même si, formellement, il ne ressemble ni à La Douleur ni à La Chambre de Mariana.

Finalement si on regarde les trois films, seul Voyages n’est pas un film d’époque. C’est un film qui trouve sa justesse dans une écriture d’inspiration documentaire. Les deux autres ne sont qu’une vue de la pensée. On ne peut pas filmer l’époque. Je peux filmer le bureau là tel qu’il est, mais dès le moment où je prétends qu’on est en 1942, c’est un autre objet qui est devant moi. Il n’a pourtant pas changé, mais c’est un autre contexte. Ce que je veux dire par là c’est que je ne me voyais pas forcément faire des films d’époques, mais cela s’est concrétisé naturellement. Au début ça me paraissait impensable, mais c’est venu quand je m’y suis attelé. Il y a eu une convergence vers autre chose : je me suis dit que je pouvais aller vers la fiction, et même qu’il n’y avait que la fiction pour raconter ça. Prétendre que c’est une fausse vérité, saisie en faisant un faux documentaire avec un film d’époque… Ça n’a aucun sens et c’est forcément inventé.

Avec La Chambre de Mariana, j’ai eu le sentiment de franchir un pas supplémentaire. Appelfeld, dès le roman (dont le film est adapté, ndlr), a écrit quasiment une fable autour du personnage de Mariana. J’ai voulu aller encore plus loin dans l’aspect romanesque de ce personnage, dans sa mise en fiction. L’idée était de faire vraisemblablement exister un personnage qui, sur le papier, était improbable, un multi-instrument. Un personnage qui peut être une flûte traversière déroulant quinze phrases à la minute, mais aussi être une clarinette, un trombone basse, un alto douloureux… C’est une partition compliquée que Mélanie Thierry a réussi à incarner !

T : Et là où la Douleur était un film sur l’attente, la Chambre de Mariana s’inscrit dans ce que raconte Hobbes sur l’état de guerre dans son Léviathan (1651) : on est dans un état de survie dans lequel l’humanité disparaît…

EF : Oui vous avez raison ! Je m’amuse à évoquer ces trois films car ce sont trois rapports différents à cette époque. Voyages se passe aujourd’hui, c’est-à-dire loin temporellement et géographiquement de ce qui s’est passé. On suit des personnages qui sont phagocytés dans une incapacité à vivre leur vie dans le moment présent car ils sont hantés par la disparition et l’absence. Dans La Douleur, je passe dans l’époque, mais je suis avec quelqu’un qui, comme vous dites, est dans l’attente. Pour La Chambre de Mariana, grâce à la proposition d’Appelfeld, je n’ai pas hésité à aller un peu plus loin, un peu plus proche du lieu et du moment où l’horreur s’est faite. Et c’est pour ça que ça me tenait à cœur, dans ce film, d’accomplir quelque chose que j’aurais dénoncé il y a quelques années, au nom des quelques dogmes lanzmaniens… D’abord, je me suis dit que l’époque avait beaucoup changé, que certaines nécessités réapparaissaient. D’autre part, avec ce film, je continue le chemin que j’avais déjà initié lorsque j’étais plus jeune. J’ai donc fait ce voyage, littéralement dans l’espace et le temps. Et il me semblait nécessaire que ce gamin dans le film, baignant totalement dans l’imaginaire, soit confronté au réel. Dès qu’il sort de ce lieu de protection qu’est le placard de Mariana – alors que de l’autre côté de la fenêtre, il y a le réel – il est tout de suite confronté au monde qu’est cette terre d’Ukraine en 1942, c’est à dire la Shoah par balles. C’est en ça que je me dis que ces trois films que nous évoquons forment un tout, une trilogie. C’est du moins le sentiment que j’ai.

T : Avec ce placard comme espace mental, la mise en scène du trou qui donne accès à la chambre montre parfaitement la violence que subit le personnage : le trou apparaît tardivement dans le récit et il est créé par un coup de feu, un trou par balle littéralement !

EF : Ça n’était même pas dans le roman ! C’est effectivement pour évoquer cette violence de la Shoah par balles, qui vient symboliquement jusque dans son placard. Et je m’offre la possibilité d’avoir un trou : c’est le début de son apprentissage, mu par quelques pulsions.

T : Et si pulsion scopique il y a, le film n’est pas tant érotique que ça. Dans le dossier de presse, vous utilisez plus volontiers le terme « mélodrame ».

EF : Alors oui, l’érotisme était la chose que je voulais fuir absolument. Quand je parle de pulsions, je parle de pulsions profondes, pas d’érotisme (il marque un temps, ndlr). Mais alors j’ai une question à vous poser, par rapport à votre âge, et sur ce terrain là. Je m’attendais à plus, mais il y a quand même quelques voix qui discutent de cette scène finale dans la grange (esseulés dans une grange, le personnage de Mariana se donne au jeune Hugo, ndlr). Comment l’avez vous reçue ? Est ce que ça vous a mis mal à l’aise ? Filmer naturellement ce qui serait dans les faits un cas de pédophilie ?

T : Je ne reçois pas la scène de manière complaisante, dans le sens où on observe effectivement quelque chose en train de se jouer, et qui est dans la suite logique de l’histoire. La relation entre Hugo et Mariana s’est construite d’une manière si particulière à cause de la guerre, qu’il ne peut advenir que cette fin là.

EF : C’est en ça que j’employais le terme de mélodrame. Je me disais effectivement que c’est une histoire d’amour car, en effet, ces deux personnages vont chacun subir différemment la guerre, et finissent tous les deux seuls au monde. Dans cette perspective, ils ne se comprennent plus que pour l’un et l’autre. C’est sur ce terrain là qu’arrive peu à peu la scène, et j’ai surtout fait en sorte de la traiter d’un point de vue totalement tragique. De révéler le personnage de Mariana qui, comme tous les personnages tragiques, a l’intuition aiguisée de sa fin prochaine, et fait ce don (pas totalement désintéressé) où elle dit qu’elle va vivre à travers lui. C’est comme ça que j’envisageais les choses.

T : Ce que je retiens le plus dans les dernières minutes du film, c’est la toute dernière image qui est littéralement une pulsion de vie où, par le sifflement entendu de Mariana, Hugo se réveille et se lève !

EF : Et c’est la chose la plus importante pour moi. C’est ce qui m’a décidé à faire le film : le moment où le personnage se remet en vie. Et c’est ce qui rend les deux autres films de la trilogie complémentaires, car les deux personnages sont dans l’incapacité de vivre leurs présents.

T : Vous avez un attrait pour la longue focale. Pourquoi ce choix quasi constant, qui a pour conséquence de mettre en image le flou ? Que représente le flou dans votre cinéma, en quoi est-ce important pour vous?

EF : Il y a deux choses. D’abord, je considère que c’est comme ça qu’on voit le monde, et qu’il ne faut pas confondre ce que le cerveau nous dit et notre perception. Par exemple, il est clair que l’on se parle depuis un certain temps, nous sommes tous les deux en gros plan. Il y a une plante qui est derrière vous et un mur derrière moi, et il est évident que, pour vous comme pour moi, ces deux éléments sont moins nets. On ne fait pas le point dessus. Je tourne mon regard, et je fais un plan resserré sur l’affiche au mur là bas. Je me gratte la main, je fais un insert. Et d’un coup, notre cerveau re-spacialise tout, nous offrant cette perception. Dès que j’ai fait des films, j’ai eu le sentiment très personnel que je me sentais mal à l’aise avec les focales courtes. Je trouvais qu’il y avait une forme de fausse photocopie de ce qui devrait être la réalité, une sorte de naturalisme mou. Instinctivement, j’ai resserré les focales, et à partir de là, je me suis dit une chose : je n’aime pas le sentiment de neutralité, cette idée de captation théâtrale… Je crois que parmi toutes les possibilités de filmer, ce qui m’intéresse c’est de montrer ce qui est vraiment « vu ». Pas de dire que la présence d’un auteur doit être omniprésente, je ne suis pas là. Mais ce que je filme, je le filme sur le même mode de perception que ce que l’on voit, chacun, nous tous, dans nos vies. On sélectionne, on focalise… Je fais la même chose. Dès l’instant où l’on ne cache plus, que c’est vu et filmé, tout ce qui est produit par l’appareil, et notamment le flou, ne doit pas être fui. J’ai été longtemps assistant-réalisateur et le flou était un tabou. Un acteur qui n’était pas net était considéré comme une erreur. Il ne fallait pas montrer que la caméra existait… Je pense que chaque chose que l’on montre, il faut affirmer que c’est vu à travers la conscience de quelqu’un. Et le sentiment de vérité vient avec le montage, etc. Si je décompose, je pense que c’est comme ça que je vois le monde. Ainsi, de cette idée principale qui est de ne pas nier que c’est filmé, qu’on voit au travers d’un appareil optique, j’y vois quelque chose de touchant et intéressant.

T : Au visionnage de La Douleur l’an dernier pendant la rétrospective des 60 ans des films du Losange, je trouvais que ça faisait longtemps qu’on avait pas vu autant de flou dans un film, et que c’était pensé comme un véritable parti pris esthétique.

EF : Vous souvenez-vous du dernier plan sur la plage de La Douleur ? Où l’on part du dos net de Marguerite, constatant que quoi qu’il arrive, quel que soit l’état de son amour, une chose est sûre : Robert Antelme est revenu des camps. Ce plan a été un peu improvisé, l’acteur qui interprète Robert Antelme marche les pieds dans l’eau au loin, tandis que nous, nous étions sur Mélanie Thierry (qui joue Marguerite Duras, ndlr). À ce moment-là, tout naturellement, on a panoté sur Antelme, et l’intuition que j’ai eue, dans l’esprit de ne pas nier que c’est filmé, ce fut de demander à l’assistant opérateur de ne pas bouger le point. On a glissé sur lui, il n’était pas sur le même plan de netteté, donc il devenait totalement flou. Et tous les reflets de la mer devenaient des bouts d’âmes scintillants. La même chose avec une focale 25 mm et un travelling sur Antelme ? Je n’y crois pas du tout. Je ne dis pas que c’est mal, mais je n’y crois pas. Ce flou raconte quelque chose.

T : Et ce plan fait écho avec celui de La Chambre de Mariana, un des plans de fin, lorsque Hugo est seul dans la rue avec du monde autour de lui…

EF : Exactement, un plan panoramique qui part du flou, parce que le point est déjà sur lui pour la fin du plan. Mais vous n’avez jamais ce sentiment dans la vie, d’être dans la ville, la tête prise par quelques tourments, et vous vous retrouvez isolés tout en étant en plein dedans ? C’est ce sentiment que j’essaye de transmettre.

T : Une grande différence entre La Douleur et La Chambre de Mariana réside dans le format d’images. Du 1:85, vous passez au 1:37, et ce changement de format m’a créé un faux souvenir : pendant que je regardais La Chambre de Mariana, La Douleur était passé carrément en scope dans mon esprit !

EF : C’est vrai que c’est presque révolutionnaire pour moi ce changement de format. Mais là encore, c’était une intuition venant de mon chef opérateur Alexis Kavyrchine. On discute du film en pré-production et il me demande par supposition : « Et pourquoi pas le 1:37 ? ». Ça m’a travaillé et ça m’a paru évident : « Mais oui, il est dans un placard, c’est ce format là qu’il nous faut ». Finalement, d’un point de vue purement pratique, il y a quelque chose d’intéressant avec le 1:37 quand vous avez un enfant à côté d’un adulte, mais surtout cela soulignait l’idée d’enfermement. Et comme il y a aussi l’idée de filmer à travers des trous, des interstices et des amorces, on peut recréer à l’intérieur du plan du 1:85, du 1:66… Et vous remarquerez que le premier plan du film, c’est un plan où tout est plongé dans le noir, sauf une petite lumière au fond d’un tunnel. La lumière qui arrive petit à petit révèle au spectateur le format.

T : Le personnage principal est joué par un enfant ukrainien, langue que vous ne parlez pas, ce qui représente finalement beaucoup de difficultés dans la direction d’acteur…

EF : À la fois oui et non ! C’est bizarre finalement. J’avais tout le temps une collaboratrice ukrainienne qui était mon interprète et qui, quasiment simultanément, traduisait ce que je disais. J’ai dirigé le gamin comme ça. En vérité, je l’ai dirigé sans jamais cesser de lui parler. Si on regarde les rushs on n’entend que moi.

T : En plus le film s’étale sur deux ans, comment arrivez-vous à faire évoluer ce jeune acteur dans cette complexité là ?

EF : C’était le challenge du film : se dérouler sur deux années, mais filmé en quarante cinq jours avec un gamin à un âge qui évolue beaucoup. J’avais proposé à mon producteur de couper le tournage en deux pour laisser du temps, mais ça n’était pas possible, ça revenait trop cher. On a donc tourné dans l’ordre chronologique : l’enfant est arrivé, j’ose dire, comme un bébé dans ce microcosme qu’est le monde du cinéma, et ça n’était pas facile pour lui puisqu’il portait tout le film. Il y avait parfois des scènes où il était seul face à Mélanie Thierry qui y va à fond la caisse ! Et un miracle s’est produit, l’enfant a mûri tout au long du tournage. Au point qu’à la fin du montage, pour la séquence finale, il nous manquait un plan sur lui, et on s’est dit qu’on allait prendre un morceau d’un plan tourné au début, mais ça ne collait pas. Ce n’était plus le même enfant. Physiquement il n’avait pas tant changé, mais son regard et son intériorité avaient complètement évolué. Il a beaucoup de talent. Et il a aussi très vite compris, et ça c’est très important, que tout ça était du chiqué. Et ça l’a libéré.

T : Il y avait des propositions de sa part ?

EF : Oui, dans le sens où il essayait d’être tout le temps lui-même.

T : Chose surprenante, chacun de vos films de fiction ont un·e monteur·euse différent·e, ce qui est assez étonnant parce qu’il y a une vraie continuité entre vos films. Quel est votre rapport au montage ?

EF : Je le constate aussi… Alors effectivement la personnalité de la monteuse compte beaucoup pour moi, puisqu’elle devient co-auteure du film. Je fais partie de ceux qui sont tout le temps là au montage. Et je ne saurais pas monter mon film tout seul, j’ai besoin d’une tierce personne. À vrai dire je ne saurais pas quoi rajouter de plus, si ce n’est qu’avec Anne Veil, la monteuse de La Chambre de Mariana, on avait déjà collaboré sur deux films documentaires ensemble (Nulle part Terre promise en 2009, et Je suis en 2012, ndlr).

T : En regardant votre filmographie, c’est votre troisième collaboration avec Mélanie Thierry mais aussi avec votre chef opérateur Alexis Kavyrchine, pour Je ne suis pas un salaud en 2015, et La Douleur. Comment votre collaboration a évolué ?

EF : J’ai trouvé en Kavyrchine celui qui comprend sans que l’on ait besoin de parler, un frère de pensée sur tout ce qui concerne la caméra. On est tous les deux d’accord sur une chose : à toute fiction, il faut sa part de documentaire. Alexis a tourné beaucoup de documentaires, et il continue de le faire parce qu’il aime ça et, surtout, il ne fait pas de séparation ferme entre le documentaire et la fiction. Si vous êtes acteur et que par exemple vous devez entrer par la porte et vous installer au bureau, on peut répéter, etc. Mais au moment où l’on filme, on est dans les mêmes conditions que le documentaire par rapport à l’objet ou la personne filmée. J’essaye de ne jamais perdre ça de vue. En faisant de la fiction, on fait forcément du documentaire. Je dirai même que lorsque la machine de la fiction fonctionne à plein régime et que tout est calé, je passe finalement mon temps à essayer de tout décaler, pour qu’il n’y ait chaque prise qu’une fois. S’il y a trois prises, alors que cela soit trois propositions différentes ! Faire toujours variation. Parfois, ça fait au montage des prises qui ne collent plus ensemble, mais on s’en fout ! C’est le prix à payer.

Entretien réalisé à Paris le 8 avril 2025.