Entretien avec Francis Ford Coppola pour son film Megalopolis
Il y a des papiers dont on n’ose même pas rêver et celui-ci en fait bien évidemment partie, il en est l’exemple même. Nul besoin de présenter l’homme, il est précédé par sa légende. Et ce décalage entre ce qu’il incarne et ce qu’il présente cette année, se retrouve justement au cœur des enjeux de son nouveau film, Megalopolis. Un film somme et un anti-film testament à la fois : soit le moment parfait pour discuter avec Francis Ford Coppola du rôle du cinéma tout court, en prenant sa filmographie pour exemple, lui qui n’a jamais cessé de pousser cet art dans ses retranchements, de l’aborder avec la fascination d’un nouveau-né contemplant le monde pour la première fois.
Un entretien avec Francis Ford Coppola, surtout pour une revue jeune et numérique comme la nôtre, est une anomalie. Nous en avons conscience lorsque nous discutons avec lui, conscients de la préciosité du moment, mais aussi conscients que les artistes hollywoodiens traitent de moins en moins avec la presse ; et qu’en se démarquant ainsi une fois encore, Coppola nous semble familier et accessible, un bavard malicieux qui nous donne des réponses parfois brillantes, parfois alambiquées. Nous le retrouvons dans un hôtel luxueux du sixième arrondissement, aux côtés de deux autres journalistes (nous préciserons dans l’entretien lorsque nous sommes à l’initiative de la question). Nous avions trente minutes, et en arrivant dans la pièce, nous abandonnons d’office notre question finale sur la couleur de ses chaussettes : nous découvrons le cinéaste assis dans un fauteuil, le pantalon suffisamment haut pour laisser apparaître deux merveilleux modèles dépareillés. Le moment sera bien unique… en voici la retranscription.
Francis Ford Coppola : Bonjour, comment puis-je vous aider ?
Tsounami : Nous pouvons vous poser des questions sur Megalopolis, et vous n’avez qu’à y répondre. Qu’en pensez-vous ?
FFC : Très bien, je ferai de mon mieux !
Vous avez dit que les films que vous réalisiez étaient le reflet de votre vie. Qu’est-ce que Megalopolis représente pour vous personnellement, et dans votre filmographie ?
FFC : Les gens ne réalisent pas forcément que lorsque je réalise l’adaptation du roman de John Grisham L’Idéaliste (1997, ndlr), après cela, j’ai cru que j’allais faire une pause de dix ans. En réalité, j’ai pris quatorze ans. Durant ce temps, je voulais découvrir qui j’étais vraiment et quel était mon style, car mes films étaient tous vraiment différents : Le Parrain (1972, ndlr) est très classique, Apocalypse (1979, ndlr) était fou, j’étais donc curieux de découvrir mon style propre. J’ai fait beaucoup d’expérimentations, surtout dans le domaine de l’interprétation, car au cinéma, on paye les acteurs autant pour les répétitions que le tournage… donc on ne répète jamais et ils veulent tourner plus vite. Donc j’ai fait toutes ces choses, mais je n’avais pas de livres ou de sujets qui m’intéressaient vraiment… Je savais qu’un grand cinéaste comme Ozu, qui a fait beaucoup de comédies quand il était jeune, a découvert plus tard son style, lorsqu’il était un vieil homme, et qu’il a réalisé des chefs-d’œuvres comme Voyage à Tokyo (1953, ndlr) ou tant d’autres… J’étais curieux, peut-être que je pouvais faire pareil… Alors quand je suis revenu de cette période d’hibernation et d’expérimentation, je voulais faire un péplum, mais qui se déroulerait en Amérique, car je pense qu’elle est la Rome de notre époque, elle contient cette folle hybridité.
Et bien sûr, personne ne voulait financer un tel film, donc il fallait que je sorte l’argent moi-même. J’ai pu l’emprunter contre d’autres business (il a vendu ses vignobles, ndlr). J’ai un peu fait comme votre grand Jacques Tati qui a dépensé tout son argent propre pour réaliser des films qui ont bidé et que personne n’aimait, avant de mourir sans le sous… mais le film en question, c’est Playtime ! Un chef-d’œuvre ! Je dois remercier Tati peu importe où il est, pour ce merveilleux cadeau ; on ne peut pas regarder ce film sans se sentir au paradis pour un temps ! Donc on réalise que la plupart du temps, les films qu’on veut faire n’intéressent personne. C’est vrai pour beaucoup de choses : Bizet a été haï pour Carmen et est mort d’une crise cardiaque, et aujourd’hui c’est l’opéra le plus joué au monde. Il faut donc faire face à cette difficulté. C’est ce que je pense quand je pense à Megalopolis aujourd’hui, maintenant que ce film existe. L’Amérique est semblable à Rome, elle choisit de perdre sa République, mais pour finir avec quoi à la place ? Un roi, un dictateur ? Dieu seul sait…
Vous avez d’abord étudié le théâtre…
FFC : J’étais étudiant de théâtre !
Megalopolis est-il votre film le plus théâtral ?
FFC : Non, c’est Coup de cœur (1982, ndlr) ! (rires)
Pourtant, Megalopolis est un péplum, il y a une arène…
FFC : J’ai appris que j’avais un pied dans le théâtre et un dans le cinéma. Ou alors, j’ai un pied dans le passé et le théâtre, et un dans le futur.
Tsounami : Votre film semble justement à la pointe de la modernité malgré un processus de production de plus de quarante ans. À quel point avez-vous réécrit Megalopolis ? Quand avez-vous su que votre scénario était prêt à être tourné ?
FFC : Je croyais toujours que j’avais ma version finale, et au final je la réécrivais, encore et encore. Même pendant que nous tournions le film, les monteurs ont aussi mis la main à la patte… Réaliser un film, c’est de l’art certes, mais d’abord une collaboration. Parfois, on sait exactement comment faire un film. Je sais par exemple comment faire un film de gangster. Mais quand j’ai réalisé Apocalypse Now ou Megalopolis, je n’avais aucune idée de comment les faire. Quand tu ne sais pas comment faire le film, le film commence à te dire comment le faire. Et il faut l’écouter attentivement. Quand je tournais sur le plateau de Megalopolis, puisque je voulais expérimenter avec le travail des acteurs et les faire travailler d’une nouvelle manière, les premières prises étaient toujours un peu folles : je faisais des choses qui les aidaient. Par exemple, j’ai dit à Nathalie (Emmanuel, ndlr) et Adam (Driver, ndlr) de faire comme si elle tenait une corde et qu’elle le suivait en essayant de s’accrocher à lui avec, alors qu’elle n’en tient pas bien sûr, puisqu’il s’agit d’un exercice d’interprétation. On fait quelques prises comme ça, et je leur dis que OK, c’est bien. Maintenant on fait vraiment la scène, mais on garde l’idée à l’esprit. On regarde ensuite les rushes ensemble, et en comparant la scène où elle joue avec la corde imaginaire et la scène initialement prévue, on s’est dit de plutôt faire comme la prise où l’on feintait la corde. Petit à petit, le film est devenu de plus en plus étrange. Il y a aussi la scène avec les femmes qui signent les autographes : je leur ai dit de faire comme si elles tenaient un miroir, donc qu’elles essaient de faire tous les gestes exactement de la même manière. Je leur ai ensuite dit d’abandonner l’idée et de faire la scène comme dans un film traditionnel, mais on a vu qu’on préférait l’étrangeté de l’idée première. C’est ce que je veux dire quand je dis que c’est le film qui nous dit comment le faire.
Tsounami : Êtes-vous satisfait du montage actuel du film, ou vous réfléchissez déjà à une director’s cut ?
FFC : Je sais que j’en ai fini avec un film quand j’en ai déjà écrit et préparé un autre. J’aime le film. Je sais qu’on enseigne aux critiques que le cinéma est semblable au fast-food : des centaines de millions ont été dépensés pour cuisiner une frite de pomme de terre, tu la manges, deviens addict, et penses que tu dois en consommer encore plus. Et c’est de la même manière qu’ils veulent qu’on fasse des films, parce qu’ils veulent qu’on regarde ce type de films et qu’on en devienne addict. Mais je parle de tout le monde, le public comme la critique. Nous sommes toutes et tous, ensemble, dans cette situation. Mais cela n’a pas de sens, les films ne resteront pas le même objet. Vous avez des enfants ? Les films de vos petits-enfants ne seront des objets que nous pouvons à peine imaginer ! Le cinéma ne restera pas figé, quand bien même certains le voudraient.
Vous avez pu dire que tout le monde possède un don. Peut-être que vous en avez un également : voir le futur..?
FFC : (qui coupe) j’aimerais l’avoir ! (un temps) Je pense que nous sommes toutes et tous des génies. Nous sommes une seule famille. C’est clair que nous sommes géniaux, nous les humains. Personne ne dit ça car on veut nous maintenir au plus bas, et c’est pour ça qu’ils ont inventé l’hubris… Mais bon, nous sommes géniaux. On envoie des vaisseaux sur Mars, on peut analyser le génome humain, on peut le changer ! Quel autre animal peut faire ça ? Nous pouvons faire tout ça, donc nous sommes clairement des génies. Personne ne le dit. En revanche, ce film le proclame. Nous avons tous des dons, mais ce ne sont parfois pas ceux que l’on désire. J’aurais bien voulu celui de faire des claquettes… J’étais un enfant solitaire, et j’aurais rêvé d’aller à la cafétéria, sauter sur une table, et faire un numéro ! C’étaient de merveilleuses années, mais je n’avais pas ce don… Donc oui, je peux voir le futur, et j’ai plutôt bonne mémoire.
Considérez-vous Megalopolis comme un film qui adresse un message aux générations futures ? Et peu importe si le public actuel ne comprend pas tout à fait le film ?
Certaines personnes le comprennent quand même. Qu’est-ce qui peut heurter ? On vit dans un monde rempli de personnes malheureuses, pas épanouies, mécontentes. Et on garderait le monde tel quel délibérément. Cela n’appartient pas à la nature humaine d’être et de demeurer malheureux, ce serait plutôt le contraire, nous sommes des gens joyeux. Je crois que 8 000 milliards sont dépensés dans la publicité. Qu’est-ce que la publicité ? Vendre une infime portion de bonheur. Or, on ne vend pas du bonheur à quelqu’un d’heureux. Donc on les maintient dans le malheur de manière artificielle car cela fait d’eux de meilleurs consommateurs. Un petit garçon de 13 ans tue des gens… Pourquoi ? Pourquoi cet enfant a le cœur si brisé ? Parce qu’on les laisse entre les mains des publicités. Tu n’es pas bien tel que tu es, mais si tu possèdes une Mercedes, ça va, t’es heureux, et cela se répète encore et encore… Ces pauvres types à qui on a passé un milliard de fois sans même qu’ils s’en rendent compte la même pub… Attendez une seconde, peut-être que les publicités sont néfastes ? Mais on ne peut pas avoir ce débat-là, car cela engage beaucoup trop de personnes qui travaillent dans ce secteur…
Catilina est un homme puissant de son époque. Il est un architecte et une sorte d’artiste, mais aussi ambivalent. Et par son regard d’architecte, il voit des choses à sauver dans cette civilisation corrompue…
FFC : Il le dit explicitement, c’est l’heure de discuter de notre futur, d’en débattre partout dans le monde ! On ne veut exclure personne, il n’y a aucune question que l’on ne pourrait pas poser. Si on peut faire cela, on peut parvenir à tout.
Mais les artistes ne peuvent pas sauver le monde…
FFC : Les artistes peuvent aussi être dangereux. Le fascisme n’a pas été créé par Hitler, ni par Mussolini, mais par Gabriele D’Annunzio, qui était un brillant poète. Il était un érudit, connaissait beaucoup l’histoire, et il a repris cette idée du salut romain pour en faire un symbole faciste. Mussolini a imité D’Annunzio, et Hitler a imité Mussolini, donc les artistes peuvent aussi être contradictoires, complexes. La chose à laquelle se fier, c’est que les êtres humains, nous les homo sapiens, nous sommes une seule famille, et qu’on ne sait pas comment on est arrivés sur Terre parce qu’on n’avait pas encore inventé l’écriture, c’était il y a 300 000 ans, probablement plus, mais on ne sait pas. La société n’était alors pas dirigé par des hommes, le patriarcat est apparu il y a 10 000 ans, et avec ce phénomène, on a créé les guerres, l’esclavage… Toutes les femmes du monde ont été esclavagées il y a 10 000 ans.
Pourquoi ? Parce que les femelles des espèces terrestres sont celles qui choisissent, ce n’est pas toujours le cas, mais chez les animaux, ce sont les femelles. Les femelles choisissent le mâle, les hommes n’ont pas aimé ça et les ont faites esclaves, leur ont retiré leur droit. Et seulement maintenant, elles sortent de cet état, je l’espère, avec peut-être la première femme Présidente des États-Unis.
Vous l’espérez ?
FFC : Je l’espère, parce que… les femmes donnent la vie, et une personne qui a la capacité de donner la vie, cherche également à la conserver : avoir assez d’eau, de nourriture… elles sont très pratiques. C’est pourquoi par exemple il y a d’excellentes femmes dirigeantes, en Nouvelle-Zélande, en Finlande… Elles sont très compétentes en matière de responsabilité, pour prendre soin. Je pense que l’Amérique a besoin d’une Présidente, mais c’est mon opinion, excusez-moi.
Tsounami : À quel point y a-t-il de vous dans le personnage de Catilina ? Vous partagez ce même rôle dans la société, celui qui « qui pose les bonnes questions » pour préparer le futur, mais le cinéaste partage aussi des gestes avec l’architecte : vous regardez avec une caméra ou une loupe, vous projetez…
FFC : Quand j’ai réalisé Le Parrain, j’étais très jeune. J’avais une femme et trois enfants, enfin pire, une femme enceinte et deux enfants. Je n’avais pas d’argent, et je faisais alors un film en n’ayant aucun pouvoir. Je suis devenu très machiavélique pour avoir ce que je voulais : le casting, tourner dans un décor de 1945, ce qui coûtait très cher, tourner à New york, je voulais tourner à Saint Louis mais je ne l’ai pas fait… D’une certaine manière, j’étais très proche de Michael Corleone (interprété par Al Pacino, ndlr), très machiavélique. Quand j’ai fait Apocalypse Now, j’ai vraiment eu des problèmes, il y avait toute l’Air Force, toutes ces choses… je suis devenu comme Kurtz (interprété par Marlon Brando, ndlr), mégalomane. La personne que je suis a toujours s’est toujours fondée sur le film que j’étais en train de réaliser. Pour Megalopolis, Adam s’inspirait de moi ! J’avais l’idée, c’est un acteur très intelligent…
Mais ce film était vraiment une collaboration. Tous les acteurs, les photographes et l’assistant-réalisateur qui était une femme d’ailleurs… on était très heureux et excités de travailler en groupe. Une grosse partie de l’équipe a commencé à travailler comme sur un film Marvel, ils étaient mécontents. Ce n’était pas le chaos, mais pour eux, ça l’était parce qu’ils travaillent vraiment comme une armée. Les films américains sont vraiment hiérarchiques, avec un général, un colonel, un lieutenant qui te dit que tu n’as pas le droit de lui parler et que tu dois d’abord t’adresser à telle personne. Moi, j’ai dit que j’étais le réalisateur, et que j’allais toujours parler à tout le monde.
Vous observez un changement dans votre manière de tourner des films ?
FFC : Non ! J’étais en Roumanie, en Argentine pour faire des expérimentations.
Mais comment est-ce alors possible que Francis Ford Coppola ait des difficultés à financer son film ?
FFC : J’ai fait Le Parrain, c’était un succès financier. Après, j’ai fait Le Parrain II, c’était encore un succès. Et quand je leur ai dit que je voulais faire Apocalypse Now, ils (la Paramount, ndlr) m’ont dit non alors que j’étais une pointure… Je suis vieux maintenant.
Que pensez-vous du fait que vous deviez financer vous-même vos films, les artistes doivent-ils faire ça ?
FFC : J’ai juste emprunté l’argent à la banque. J’avais une société, et j’ai demandé à la banque combien je peux emprunter, et ils m’ont dit que je pouvais hypothéquer une partie de ma société, alors je l’ai fait, mais c’est comme Jacques Tati sauf que ça m’a coûté plusieurs millions.
Cela veut aussi dire que des cinéastes ne peuvent tourner et s’exprimer si on ne leur donne pas l’argent.
FFC : Je pense que c’est très difficile pour les cinéastes aujourd’hui d’être financés. Quand j’ai voulu faire Coup de cœur, on m’a dit que je ne pouvais pas faire de comédie musicale. Mais pourquoi !? On m’a rétorqué que ce n’était plus ce qu’on faisait maintenant. Mais comment on décide ? Est-ce que les gens continuent d’aller voir des comédies musicales ? Oui ! J’ai voulu faire un western à un moment, j’avais un super scénario, et on m’a encore dit qu’on ne faisait plus de westerns. J’ai alors perdu mon script, c’est devenu une option. Plus tard, Clint Eastwood l’a récupéré et en a fait Impitoyable (1992, ndlr), il a fait un beau travail et c’est un grand film. Donc il y a cette chose particulière dans le cinéma, la spéculation, il y a certains films qu’ils veulent faire et pas d’autres… et je pense qu’ils décident en fonction du risque. Décider en fonction du risque, c’est l’ennemi de l’art.
Tsounami : Mais pensez-vous que le public est prêt pour de nouvelles innovations comme le live cinéma que vous ambitionnez de réaliser ? ou l’intervention dans Megalopolis ?
Je veux faire un film entièrement joué en live parce que je pense que les acteurs savent quelle est leur meilleure performance, mais que désormais, ce sont les monteurs qui les font. Le montage travaille le timing d’une scène. Quand on regarde un acteur, ce que l’acteur aurait pu faire est perdu car sa performance est interprétée par le monteur. Je n’ai pas la réponse à votre question. Le public semble adorer cette partie..? Je la trouve stupide, c’était tellement simple… rien n’est difficile ! Parfois même, ils applaudissent !
Tsounami : Je pose cette question car votre film semble incompris par une partie du public. C’est aussi un film drôle, un film que vous qualifiez de fable, et vous l’avez précisé à nouveau lors de l’avant-première aux Halles. Pourquoi l’avoir mis dans le titre ?
FFC : Je n’ai jamais ajouté cette mention dans le titre, ça a toujours été une fable. Qu’est-ce qu’une fable ? J’aurais pu appeler ça un conte de fée, mais il y aurait eu de la confusion avec les histoires pour enfants. Par exemple, qu’est-ce que Les Chaussons rouges ? Le Narcisse noir ? Une fable. J’aurais pu dire qu’il s’agissait d’un conte de fée pour adultes, mais on aurait pensé que c’était un porno !
Le cinéma n’est que passion ! J’ai fait un paquet de films, mes amis aussi, on est tous passionnés par ça, on adore ça. Certains sont pauvres : ils veulent faire de l’argent, devenir célèbres ou être aimés des femmes. Mais le réel amour du cinéma… j’ai vu Scorsese et Spielberg danser ensemble autour d’une machine de montage car quelqu’un venait de réunir à raccorder deux plans ensemble, c’était pour eux comme de la magie. L’art se fait dans la joie. Autre chose : je pense que les êtres humains ne sont jamais autant créatifs que lorsqu’ils jouent avec leurs enfants. Personne ne sait qui a inventé la roue, on sait simplement qu’il y a des années, quelqu’un a fabriqué un véhicule et avait des branches d’arbres, ils poussaient et quelqu’un lui a mis des roues pour que l’enfant puisse pousser, et c’est comme ça que la roue a été inventée. Et on s’est dit « faisons-en un grandeur nature » ! Les grecs ont inventé la machine à vapeur (l’éolipyle, ndlr), mais ils l’ont fait pour jouer. On est les meilleurs pour jouer. Le public suit ce à quoi l’argent leur a appris à être addict. Donc quand vous me demandez comment le public va réagir, tout ce que je sais, c’est qu’hier la salle était remplie de jeunes cinéphiles, et que de nombreuses jeunes personnes qui composent le public sont prêtes à être libérées du diktat de Marvel.
Vous faites une mise en scène très sombre de la civilisation dans votre film, mais c’est quand même l’optimisme qui l’emporte à la fin.
FFC : La fin est heureuse ! Je crois qu’on traverse une période vraiment sombre pour de très nombreuses personnes. Mais je crois aussi que l’on peut entrevoir un futur joyeux, il n’y a aucun problème que l’on ne puisse résoudre.
Comment ? Par la politique ?
FFC : On doit se placer au-dessus des frontières. Dans mon film, il y a des personnes qui voteront Trump, d’autres qui ont des problèmes avec la presse (il fait sans doute référence aux multiples cancels de Shia LaBeouf, ndlr)… ils ont tous travaillé ensemble et en harmonie. Tout le monde s’aimait dans les équipes.
À la fin, vous devez quand même choisir, il y a quand même une élection présidentielle en novembre par exemple. Pensez-vous que cette élection puisse aider à construire cette nouvelle société ?
FFC : J’ai vraiment bon espoir que nous soyons prêts à résoudre les problèmes qui se poseront, de sortir de cette domination masculine, post-éclavage… même le féminisme, c’est une philosophie qui arrive après la domination masculine. En d’autres termes, des personnes pensent, qu’avant ce patriarcat, on vivait dans un matriarcat dans lequel les femmes ne donnaient pas d’ordres, mais collaboraient, on travaillait ensemble. Je peux vous donner des livres très convaincants à ce sujet : Au commencement était… de David Graeber, qui dit en substance que pour 75% des homo sapiens, la vie était organisée par des conseils égalitaires, égalitarien signifiant l’absence de caste, de leader, que l’on résolvait les problèmes tous ensembles d’une manière démocratique. Ne nous voilons pas la face, la Terre est une femme, une génitrice. Et tout ce qu’on aime vient de cette Terre, évidemment qu’on l’aime.
La femme est aussi le lien dans Megalopolis, Julia fait est le lien entre Cicero son père, et Catalina son amant.
FFC : Oui, bien sûr. Je suis vraiment optimiste. Toute ma vie a été merveilleuse, j’ai juste perdu ma femme, après soixante années de vie commune. J’ai 85 ans aujourd’hui. J’ai passé toute ma vie avec ma famille, je ne suis resté que cinq ans seul avant de me marier. Donc bien sûr qu’elle me manque terriblement, elle était ma plus grande amie. Mais je suis quelqu’un de très heureux, et je prends tout ce que le public me donne.
Vous avez deux autres projets, dont un en Europe ? Pourquoi l’Europe ?
FFC : J’en ai un petit, et un que j’espère pouvoir faire ! Je n’ai jamais vécu à Londres dans ma vie. J’ai vécu à Paris. Mais je voulais vivre dans un endroit où je n’ai jamais vécu avec ma femme, car dès que je me lève, je demande où elle est pour lui parler… Je veux vivre sans le souvenir quotidien que je l’ai perdue. Aux États-Unis, ce qui arrive au marché du cinéma est devenu si hiérarchique que je ne veux pas y participer. J’ai aussi un passeport italien, donc je peux faire des films européens.
Tsounami : Catalina utilise le mégalon pour parvenir à son utopie. Que devrions-nous utiliser ?
FFC : Notre génie ! On a enseigné aux humains qu’ils n’en avaient pas, mais vous, vos enfants… Croyez en votre génie ! Vous n’avez pas d’enfants, mais je pense aussi que les gens comprennent, quand ils en ont, que les inclure et les impliquer dans les décisions importantes, les traiter comme des personnes capables, ça change les enfants. Si j’étais le Roi d’Amérique, ce que je ne suis pas, je donnerais le droit de vote à 14 ans, mais qui représenterait un quart de voix, puis à 16 ans, cela deviendrait une moitié. Savez-vous pourquoi le droit de vote est passé de 21 à 18 ans aux États-Unis ? Pour les envoyer au Vietnam dès cet âge… pour qu’ils puissent être tués en tant que citoyens ayant le droit de vote. En fait, même 12 ans..! Les enfants sont brillants, ils sont plein de talent mais on ne leur donne pas la chance de l’exprimer car on ne leur demande jamais rien. C’est ma théorie.
Nous nous sommes ensuite remerciés mutuellement, et il nous a souhaité bonne chance à chacun…
Entretien mené à Paris le 16 septembre 2024,
Retranscrits et traduits par Nicolas Moreno,
avec l’aide indispensable de Zoé Lhuillier.
Megalopolis de Francis Ford Coppola, le 25 septembre 2024 au cinéma