Frédéric Farrucci et Alexis Manenti : « Je voulais montrer à quel point deux civilisations se côtoient »

Entretien avec Frédéric Farrucci et Alexis Manenti pour la sortie du film Le Mohican

En gagnant ses lettres de noblesse avec plusieurs films remarqués et défendus (dans nos pages notamment), le cinéma corse s’accompagne d’une ritournelle : peut-on parler de mouvement ? de toute une génération qui advient en même temps ? ces films parlent-ils tous de la même chose ? Voilà des questions que l’on se posait devant À son image et Le Royaume, mais aussi avec Thierry de Peretti et Julien Colonna, réalisateurs de ces deux films sortis l’an dernier. La sortie du Mohican de Frédéric Farrucci remet en jeu ces questions, en opérant, ici encore, une variation par rapport aux autres films corses vus et aimés récemment. Ce film, porté par Alexis Manenti (proche de Kourtrajmé mais surtout croisé dans deux films de De Peretti !), illustre les contradictions auxquelles se confronte l’île aujourd’hui, en recherche d’une préservation des traditions et paysages locaux, mis à mal par la mafia, les gains que représente le tourisme et le déplacement de la contestation sur les espaces numériques. Alors on est allé enquêter à la source de tout ça, auprès de Frédéric Farucci et Alexis Manenti directement…

Frédéric Farrucci : Nous sommes dans le même écosystème, et je pense qu’on ne vit pas sans vous (la critique, ndlr) et réciproquement ! On a besoin de jeunes pour attirer les gens en salles. Quand on fait des avant-premières c’est un petit peu dur de ce côté là en fait… C’est super chouette, tous les publics sont les bienvenus, mais on se demande comment ça va se renouveler, comment ça sera dans 10 ou 15 ans.

Tsounami : Pour commencer, une question qu’on vous pose peut-être beaucoup : le cinéma corse étant en pleine vitalité, est-ce que vous avez eu peur quand vous avez vu tous ces films corses l’an dernier, en vous disant « je vais arriver en queue de comète, je serai le troisième film » ? 

FF : J’ai voulu le voir d’un côté positif. On est tous copains, et il y a une forme d’émulation, c’est très très joyeux qu’il y ait tous ces films qui émergent en ce moment. Bon, c’est pas une surprise dans la mesure où on a tourné au même moment, donc on a eu le temps de se préparer tous les trois au fait qu’on allait sortir avec des intervalles très restreints !

T : Il s’agit même d’une émulation culturelle au sens large : Thierry de Peretti nous parlait de la vitalité de la scène théâtrale en Corse, pareil en littérature… On pourrait parler d’une culture particulièrement bouillonnante en ce moment ?

FF : Cela fait une vingtaine d’années que ça dure en réalité. Nous sommes le fruit d’une politique culturelle qui a été conçue en Corse il y a vingt ans, et qui s’est construite peu à peu, qui a permis l’émergence de cinéastes corses qui ont envie de traiter de leur territoire. Mais il y a une littérature qui a commencé au tout début des années 2000 avec notamment deux auteurs majeurs : Jérome Ferrari et Marcu Biancarelli, mais il y en a d’autres aussi. Et effectivement, tout ça forme une sorte de petit bouillon qui frémit pas mal en ce moment. 

T : Le Mohican provient de deux documentaires que tu as réalisés par le passé. Quel était le besoin pour toi de revenir à ces sujets-là, et l’intérêt d’en passer par la fiction ?

FF : Les documentaires traitaient de quotidiens, d’acteurs de la ruralité corse, donc il y avait effectivement le berger du littoral Joseph Terrazzoni. Tous deux évoquaient un réel de la Corse contemporaine, leur situation singulière. Moi j’avais envie de… comment dire… d’extrapoler leur ressentis et leurs craintes, et de poser les questions « et si ? ». Ce berger qui me disait « beh moi je me sens comme une anomalie dans le paysage, je suis le dernier des mohicans, je ne peux pas transmettre l’exploitation à mes fils parce que ce serait un cadeau empoisonné, ça pourrait les mettre en danger ». Et j’avais envie de poser cette question : « et si, un jour, cet homme recevait la visite d’autres hommes venus lui proposer d’acheter ses terres pour y faire autre chose que de l’élevage, ce que tout le monde veut y faire à savoir de l’exploitation touristique ? », et uniformiser ce territoire donc. J’ai eu envie de pousser un petit peu plus loin le questionnement et de voir les conséquences que pourraient avoir une réponse négative à cette proposition. 

Un Mohican, documentaire réalisé par Frédéric Farucci en 2017

T : Il y avait donc dès le début « un pacte » quant au réalisme du film, qui visait à aller « au-delà du réel » pour brosser un « portrait » de plusieurs problématiques qui se posent à la Corse d’aujourd’hui, et en même temps.

FF : Oui, à ceci près que toutes les situations qui se déroulent dans le film s’inspirent de faits réels qui ont vraiment eu lieu en Corse au cours des vingt dernières années. C’est une constellation. Aucune ne pointe vers un événement vraiment précis mais toutes vers des constellations d’événements ou de plusieurs événements. Et donc, en ça, c’est de la fiction, mais de manière assez fidèle à la Corse contemporaine, je crois. Moi, j’avais aussi envie de passer par le cinéma de genre, parce que je conçois le cinéma essentiellement de manière politique, mais je n’aime pas quand des propos politiques sont assénés dans un film. Et j’avais envie de passer par ce biais là pour que la dimension politique soit quasiment dispensée en contrebande quoi !

T : En ce sens, le berger est un très bon personnage. Il est à la fois berger, et un jeune homme de 2024. Il est tiraillé, c’est beau. Comment l’avez-vous travaillé et « mis en fiction » ? C’est un personnage à la fois proche et éloigné de toi Alexis, comment as-tu préparé ce rôle ?

Alexis Manenti : Le berger, c’est quand même quelque chose qui revient beaucoup dans la culture corse, et qui a bercé mon imaginaire depuis tout jeune, parce qu’il y a beaucoup d’histoires de bergers, de maquis, de bandits d’honneur (personnes qui prennent le maquis suite à un affront à leur honneur ou leur famille, ndlr), de gens qui ont fui. La Corse, c’est une terre de légende, de récits transmis par l’oralité. Donc j’avais cette espèce de figure en tête, comme certains maures en Corse, des gens qui luttaient encore contre la mafia, le crime organisé. 

Tout cela a inspiré le rôle, et après, la rencontre avec Joseph Terrazzoni, le berger qui est à l’origine de cette histoire, a été déterminant pour moi. Pour construire le rôle, j’ai travaillé avec lui, j’étais avec lui à la bergerie, il m’a accueilli, m’a donné sa casquette, m’a offert un fer à cheval pour me porter bonheur. Son fils m’a appris le corse. Je suis rentré dans un monde et ils m’ont accepté, le travail est beaucoup passé par là, même si après, avec Frédéric, on travaillait sur d’autres choses. Mais ce qui a été déterminant pour moi, c’est de l’avoir rencontré. Si j’avais fait le film sans cette rencontre, ce ne serait pas le même. 

T : Le temps de préparation en amont du montage a-t-il été conséquent ?

FF : Bien sûr ! Dès les essais, il y avait une grande intuition de la part d’Alexis, parce qu’il est arrivé avec une intensité et une forme de lenteur paysanne, avec un mélange de modernité comme vous l’évoquiez, qui était assez impactant. Ça a été un coup de foudre pour moi, aussi bien que pour la directrice de casting (Julie Alionni). Et après, effectivement, il y a eu une préparation et un travail sur les gestes, le langage du corps. Le mohican est un homme de peu de mots, donc il fallait un comédien capable de transmettre beaucoup d’émotions par le corps, j’avais très envie d’aller capter son intériorité via ses actes et ses gestes. 

T : Et est-ce que le fait qu’Alexis soit un acteur professionnel, qui a une visibilité aujourd’hui, a pu interférer avec ton désir pour le personnage ? 

FF : Non, mais la question s’est posée. On a fait un casting double, à la fois sauvage et professionnel. On a cherché un peu de tous les côtés, mais comme je disais, il y a eu ce coup de foudre avec Alexis et la conviction absolue qu’il était la bonne personne pour incarner ce berger. Après, on parle de mon territoire, on parle d’une communauté, les bergers, que je connais très bien parce que j’en ai côtoyé beaucoup depuis mon enfance. Donc j’avais une forme d’intuition sur sa capacité à incarner ça. Si j’avais été peut-être un peu plus éloigné de chez moi comme par exemple avec mon premier film qui se passait dans la communauté chinoise (La Nuit venue, 2019), ce qui est très très loin d’être ma communauté en fait, là j’avais éprouvé le besoin de n’avoir comme comédiens que des natifs de Chine. Le film se passait au sein d’une communauté d’immigrés clandestins, et je savais que pour être juste, il fallait que j’aille chercher des gens qui avaient un vécu comparable. Pour la Corse, j’avais la sensation qu’en travaillant avec Alexis, on pouvait arriver à quelque chose de très juste.

T : Au cours de la cavale du film, il y a une espèce de double travail sur ce berger, qui à mesure qu’il disparaît du monde physique, sa légende gagne en matière et en popularité sur les réseaux sociaux. Était-ce un désir de traiter ce personnage à travers plusieurs formes ?

FF : Oui, je voulais montrer à quel point cet homme était acculé vers l’intérieur de la Corse, et acculé à plonger dans une forme d’animalité, puis quasiment dans une forme de minéralité, et enfin dans une forme d’abstraction. Comme tu le dis, il devient comme une sorte d’icône.

T : De légende !

FF : Voilà. Et j’avais très envie qu’à mesure que lui, son être physique, son humanité disparaissait, un être de légende apparaissait peu à peu. Et ça me plaisait beaucoup aussi que ce soit apporté par une jeune femme, par sa nièce, c’était très important pour moi.

T : Sa nièce, et son usage précis des réseaux sociaux, que tu montres concrètement. Les espaces numériques sont très présents, et pensés par la mise en scène.

FF : J’y ai beaucoup réfléchi, je voulais quelque chose qui ne soit absolument pas artificiel, je ne voulais pas d’incrustations d’écran par exemple, je déteste ça. J’avais envie que ce soit un élément de caractérsation pour cette jeune femme, que lorsqu’elle écrivait ces posts, qu’on ait la sensation d’être en présence d’une pensée en action. J’avais vraiment envie qu’on passe par là et que le spectateur vive en même temps qu’elle l’évolution de sa pensée et de ses idées. J’avais envie qu’il y ait une forme de métissage civilisationnel chez elle, qu’elle soit à la fois quelqu’un qui ait une forte conscience de ses origines et de son importance, mais aussi un vrai ancrage dans son époque.

T : Ce métissage passe d’ailleurs par une insulte, quand elle se fait traiter de « blanche », ainsi, plusieurs enjeux travaillent en même temps un même personnage. Cela permet aussi de faire entrer d’autres thématiques plus larges et générales, qui oxygènent les premières, bien plus centrées sur la Corse. Est-ce que tu avais peur peut-être de tomber dans un film qu’on puisse réduire, de manière bête, à « encore un film corse sur la mafia » ? 

FF : Ce n’était pas une peur mais un désir de sortir des clichés qui alimentent et évoquent la Corse depuis des siècles, via les actualités, via la littérature. J’avais envie d’évoquer une diversité de territoires, et ça passe par la diversité de ceux qui l’habitent ou ceux qui en sont originaires, et ce sentiment d’appartenance à la Corse n’est pas propre aux gens qui y sont nés : il y a un sentiment d’insularité très très fort chez la deuxième génération qui a grandi sur le continent. Et j’avais envie d’évoquer ça aussi, à travers le personnage de Vannina.

T : De la même manière, la cavale permet de traverser plusieurs espaces : une plage, une fête, un enterrement, une route la nuit, le port… Était-ce un moyen pour toi de montrer un autre panorama de la Corse, différent de celui des cartes postales ? 

AM : Moi je connais quand même un peu la Corse, et ce qui est décrit dans le film est vrai :  on peut être dans une bergerie où on a l’impression d’un univers séculaire où rien n’a bougé depuis des années, faire 100 mètres et puis tomber dans une boîte de nuit avec des touristes. C’est un territoire qui est surprenant et je trouve que le film le montre bien. Il passe par pas mal d’endroits et la Corse n’est pas que celle des cartes postales. Il y a des zones périphériques urbaines qui sont parfois très moches, de la modernité, un côté très ancien… ça m’a plu que l’on évoque le territoire dans sa globalité.

FF : Il y avait aussi le désir de traiter d’une complexité du fait que moi j’avais très envie que dans cette course poursuite, on quitte, comme le disait Alexis, cet endroit qui n’a pas bougé qui est dans son jus depuis 4 ou 5 générations, et juste en courant, il traverse des villas avec piscine, puis il se retrouve sur une plage. Je voulais montrer à quel point deux civilisations se côtoient.

T : Est-ce que c’est facile de tourner de telles scènes d’action où l’on traverse différents décors ? 

FF : Ça s’est fait, c’est pas plus facile ni difficile qu’à Paris ou d’autres régions françaises, ça se fait. C’est de la négociation, des concessions qu’on fait, c’est des normes, des règles de sécurité très précises. Et autour de ça on fait du cinéma donc on construit pour essayer de créer de la continuité sur des scènes ou des moments qui sont parfois très découpés.

T : Tu aurais un exemple de scène où vous avez dû construire ? 

FF : Cette première scène par exemple, ça aurait été trop compliqué effectivement. Cette proximité entre cette bergerie et des constructions modernes et la plage est très réaliste. Mais en l’occurrence, on n’a pas obtenu les autorisations pour traverser ces constructions modernes, donc on a dû en chercher ailleurs qui y ressemblaient. Et donc on a une impression de continuité mais on passe d’un décor à l’autre pour aller encore sur une autre plage, là encore, où on pouvait obtenir des autorisations et amener beaucoup de figurants ! Tout ça, effectivement, se construit. Et ce qui fait le lien, c’était notamment le son. J’ai horreur des scènes d’action où il y a du sound design ou de la musique pour essayer de faire monter la pression. J’avais vraiment envie que ce soit son souffle et le territoire qui sonnent aux oreilles du spectateur.

T : D’ailleurs, la bande originale est composée par Rone, et c’est votre deuxième collaboration. Comment avez-vous été amené à travailler ensemble ?

FF : On s’est rencontrés sur La nuit venue, qui mettait en scène un ancien DJ et producteur de musique électronique. La musique était comme le troisième personnage du film, c’était une musique exclusivement diégétique, et quand les productrices m’ont demandé « mais qui aimerais-tu pour la BO ? », j’avais dit Rone mais sans l’espérer véritablement. Et une semaine, après on déjeunait ensemble et il était super enthousiaste, il voulait que ce soit la première BO qu’il compose. Ça a donc été une rencontre à la fois artistique et humaine assez extraordinaire. On a forcément eu envie de retravailler ensemble. Je trouve que c’est un super mélodiste, ici avec un défi qui était d’aller chercher une musique bien plus organique, beaucoup plus minimaliste, à l’image du personnage interprété par Alexis. Beaucoup plus rugueuse aussi, à l’image du territoire tout en allant chercher des moments de lyrisme voire même de les pousser à certains endroits vers le sacré. Mais on avait envie tous les deux que la musique arrive parfois en contradiction avec les images, à savoir ces instants de lyrisme. Je n’avais pas envie qu’elle soit là pour héroiser le parcours du personnage principal, mais plutôt de montrer comment son action est proche de l’ordre de la pulsion, contrairement à sa nièce, chez qui il y a quelque chose de plus réfléchi. Elle a le temps de prendre conscience de l’impact de ses actes, et c’est ça que j’avais envie d’héroïser via la musique. 

T : Votre collaboration a dû changer de forme pour ce film-là ? 

FF : Non, il est intervenu au même moment sur les images. Il y a eu beaucoup plus de discussions en amont effectivement, parce qu’on s’éloignait un petit peu de son ADN, mais c’était un défi qui lui plaisait énormément. Et alors effectivement ça a été plus ardu, plus long, il y a eu plus d’échanges et d’allers-retours que sur La nuit venue. C’est tellement difficile de trouver le vocabulaire pour exprimer ce que l’on cherche quand on n’est pas soi-même musicien, d’aller chercher des comparaisons avec d’autres musiques..! On pose des musiques au montage au début pour voir ce qui pourrait coller, mais il faut tout de suite, même après des semaines entières de travail, essayer d’oublier les propositions. C’est parfois assez compliqué de s’en détacher. On est très heureux du résultat mais on a tous les deux souffert je crois (rires) !

T : Il a donc commencé à travailler une fois que les images avaient déjà été faites ? 

FF : Oui ! Il a commencé à penser au film dès le scénario et il y a eu beaucoup de discussions, mais son travail commence à partir du moment où il y a des images.

T : Pour finir, peut-être qu’on pourrait parler du titre ? Il est beau et évocateur, évoque à la fois une recherche de genre et l’ici. Est-ce que tu avais le titre dès le départ ou est-ce que tu as pensé qu’il allait évoquer quelque chose de plus imaginaire et fantastique pour le public ? 

FF : Non j’avais envie de ce titre. Comme ça prenait vraiment sa source chez cet homme à l’origine, qui lui-même se sent comme le dernier des Mohican, ça me plaisait beaucoup d’essayer de garder ça, Le Mohican. Pour moi, ça évoque la résistance, le conflit de civilisation.

T : Tu aurais pu appeler ton film Le dernier des Mohicans (rires) ! 

FF : Oui… bon ça, pour le coup, c’était un peu trop référencé…

AM : Mais à la base c’était Un Mohican, puis c’est devenu Le Mohican !

FF : Ah oui c’est vrai ! À la base, c’était Un Mohican et on a choisi que l’article devienne défini, pour marquer encore plus sa solitude et cette difficulté finalement à dire « non » dans ce monde où il y a une violence systémique si forte.

Le Mohican de Frédéric Farrucci, en salles le 12 février 2025

Entretien réalisé par Nicolas Moreno et Zoé Schulthess Marquet, le 24 janvier 2025 à Paris.