On a bu un café avec Laura Citarella et Laura Paredes

Entretien avec Laura Citarella et Laura Paredes

Peut-on encore croire au « coup de foudre » ? Le terme aurait pu être excessif. Mais on découvre Trenque Lauquen de Laura Citarella un soir de mai 2023, et on annule tout pour aller voir la seconde partie dès le lendemain. Puis on découvre qu’il s’agit de l’œuvre d’El Pampero Cine, un mystérieux collectif argentin qui vise une certaine horizontalité au travail, et redonne ainsi tout sens à l’indépendance proclamée dans l’appellation « cinéma indépendant ». Alors on profite du Festival Regards Satellites à Saint-Denis pour enchaîner un, puis deux, puis trois films de la troupe. Le coup de foudre ? On en est persuadés. Convaincus. Chamboulés. Tous ces mystères et silences argentins, formes et récits mélangés, sont autant de possibilités pour la création que de moyens de repenser le cinéma.

Il y a tant de raisons de voir ces films. On y retrouve une liberté totale (des jeux de piste sans fin, des films de 14h, des paysages qu’il est vivifiant de voir filmés longuement…), une horizontalité réelle et concrète, qui s’offre comme une véritable révolution dans la manière de penser la création cinématographique. El Pampero ne se refuse rien, El Pampero invente tout et repousse ainsi les limites de la création. Ce vent du sud argentin invite à rêver, à se saisir d’une carte et d’un stylo, et de partir découvrir le monde, en commençant par ses propres alentours. Alors avant de nous lancer, on part recueillir quelques conseils et réponses auprès des Laura(s) : Laura Citarella, réalisatrice et membre d’El Pampero, et Laura Paredes, actrice de deux de ses films.

Tsounami : Votre collectif s’appelle Pampero. Pourquoi ?

Laura Citarella : C’est un peu à Mariano Llinás (réalisateur de Historias extraordinarias et La Flor notamment, ndlr), le créateur de ce groupe de travail, qu’on doit ce nom. Je préfère cette appellation plutôt que « bureau de production » ou d’autres termes pour définir El Pampero. Mais il y a deux histoires derrière ce nom. Tout d’abord, le territoire de la province de Buenos Aires a une place importante dans notre cinéma, et dans ce lieu, il y a ce vent, El Pampero. C’est une sorte d’hommage au nom de la province, mais aussi à Agustín Mendilaharzu, qui a participé au tout début à la création d’El Pampero. Il a une maison à la campagne qui s’appelle aussi « El Pampero », ce qui a dû influencer dans le choix du nom.

Mais ça vient surtout du vent, on s’est dès le début identifiés en opposition avec une manière traditionnelle de faire des films en Argentine à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Le fait de nous y identifier créait l’image d’un vent qui débarrasse, nettoie tout et reconfigure les possibilités.

Tsounami : À la lecture des entretiens donnés dans la presse française à la sortie de Trenque Lauquen, on comprend que votre spécificité tient à votre indépendance, au fait que vous possédiez vos propres moyens de production et soyez responsables sur toutes les étapes de vos films. Notre première réaction a été « c’est du marxisme appliqué au cinéma » !

Laura Citarella (rit en comprenant le terme « marxisme ») : Alors je ne dirais pas que c’est du marxisme, mais j’ai la sensation qu’il y a une position assez claire face à l’économie. Pas sur l’argent en soi, mais par rapport à l’éthique de travail, comment on pense le budget d’un film, les moyens qu’on met en place pour arriver à le réaliser. L’horizontalité dans le cinéma est quelque chose de difficile, mais la collectivité non.

La structure qu’on a voulu construire avec El Pampero ne dialogue pas avec la façon standard de produire des films. Tout ça, on l’a appris et emprunté à d’autres disciplines artistiques, notamment le théâtre, comme peut en parler Laura Paredes (qui fait partie de la compagnie Piel de Lava, ndlr). Le théâtre indépendant a beaucoup enseigné à El Pampero d’autres possibilités de produire du cinéma.

Laura Paredes : En Argentine, le théâtre indépendant a une place importante. La différence avec le cinéma, c’est qu’il n’y a pas de changement entre le moment de la formation et celui de la profession. On garde la méthodologie qu’on utilisait étudiant·es. El Pampero et le théâtre indépendant se croisent en ce sens : le collectif continue d’utiliser le savoir qu’on a appris à l’université. Le théâtre passe d’une manière douce de la formalité à l’informalité, c’est intéressant de se voir comme une coopérative dans cette transformation, c’est pas mal. L’autre chose qui rapproche les deux pratiques, c’est l’utilisation de l’argent. Le manque d’argent est une caractéristique de notre théâtre indépendant. C’est presque devenu une force, une identité claire. Je ne veux pas dire que c’est plus beau, mais le manque de possibilité permet de développer l’esprit créatif, des solutions et des formes qui sont parfois plus intéressantes.

Laura Citarella : Dans le cinéma, on voit l’université et le travail professionnel comme deux phases différentes. Effectivement, il y a quelque chose d’enfantin dans cette façon de faire du cinéma, et c’est exactement ça qu’on a voulu garder avec El Pampero, de manière assez consciente. Bien sûr, on s’est développés, on est plus rigoureux, on a plus d’expérience. Mais on n’a pas voulu oublier cette manière coopérative de faire des films. C’est ça pour nous, le cinéma indépendant. Avec El Pampero, au lieu de passer à l’étape industrielle de la réalisation de films, on est volontairement restés sur une forme indépendante pour l’exploiter, faire des essais, la développer. Comprendre les possibilités qu’elle offre. 

Laura Paredes dans Trenque Lauquen de Laura Citarella (© Capricci Films)

Tsounami : Ce fonctionnement coopératif vous protège-t-il des politiques ultra-libérales actuellement en cours en Argentine, notamment sous l’impulsion du nouveau Président, Javier Milei ?

Laura Paredes : C’est une question intéressante. Il est vrai que dans une situation telle qu’on la vit en Argentine en ce moment, le fait d’avoir développé une forme plus indépendante de film nous met, entre guillemet, dans une situation privilégiée. On ne dépend pas tant des choix du gouvernement comme d’autres productions. Je ne veux pas utiliser le mot « guerilla » et l’idée de guerre, mais on a toujours travaillé dans un tel modèle. On est donc plus habitués et protégés que d’autres, au moment de faire des films. Évidemment, on se solidarise avec les autres productions qui dépendent plus des choix de l’État, mais c’est vrai qu’on a développé plus de stratégies et de solutions face à ça.

Laura Citarella : La situation actuelle en Argentine ne vient pas que de Milei. Cela remonte aux choix des trois derniers gouvernements. La situation est devenue terrible, la pire. L’institut du cinéma (INCAA, l’équivalent du CNC en Argentine, ndlr) et le droit du cinéma sont menacés, mais ça n’a pas commencé avec lui, il faut le préciser. Je ne veux pas sembler arrogante, mais quand un film comme Trenque Lauquen apparaît en couverture des Cahiers du cinéma avec en titre « Où va l’Argentine ? », je crois que c’est une vraie réponse, une vraie représentation de la situation de l’Argentine en ce moment. Et nous sommes l’une des réponses face à la situation du pays. Je crois que ce n’est pas que l’Argentine qui est dans cette situation critique, mais le monde du cinéma en entier. Beaucoup de producteurs se déclarent indépendants mais suivent une façon hyper traditionnelle et pas du tout indépendante de faire des films ; la distribution rencontre également pas mal de problématiques de marché à un niveau mondial et pas seulement en Argentine. 

Tsounami : D’autres critiques et cinéastes vous ont-ils fait part de leur intérêt pour votre manière de travailler, ou la France occupe-t-elle une place singulière dans la réception de votre cinéma ?

Laura Citarella : Il y a deux choses différentes dans cette question, et dans la réponse aussi. D’une part la critique, et de l’autre les gens qui ont envie d’apprendre, les cinéastes. Dans le cas de El Pampero, on a beaucoup travaillé, on a fait pas mal de choses, mais c’est vraiment La Flor qui nous a ouvert des possibilités à l’international. D’autres pays ont voulu nous distribuer, montrer le film, et le traduire etc…

C’est un peu à partir de ce moment que El Pampero a commencé à établir ce dialogue avec le monde et l’étranger. Après, Trenque Lauquen a confirmé ce processus avec le succès incroyable qu’il continue à avoir, ce qui est assez étonnant et impressionnant, même pour nous. Les pays où Trenque Lauquen a été le plus mis en avant sont les Etats-Unis et la France. Le film a eu une bonne presse en France, même dans Le Figaro. Alice Diop m’a dit que c’était absolument exceptionnel ! Mais il faut bien dire que la France est un pays bien particulier et encore spécial dans l’intention qu’on met au cinéma, pour ce qui est de la distribution en salle, la presse et le public. Il y a une sorte de résistance en France qu’on a pas ailleurs. C’est lié à la relation que la France et les français ont avec le cinéma.

À travers la présentation de Trenque Lauqen, j’ai voyagé et présenté notre façon de notre façon de produire, et c’est toujours un discours qui fascine les gens. Mais il est important de dire que c’est un système de production sacrificiel. Notre façon de faire les films mêle le cinéma et notre vie personnelle. On a du pas mal se sacrifier. La Flor a pris dix ans à être réalisé, Trenque Lauqen six : tous les deux mois, on faisait 500km en voiture et on filmait deux petits trucs en laissant les enfants aux grands-parents… C’est tout un bouleversement dans l’organisation même de notre vie. Donc entre cette fascination et le fait de faire des films de cette fascination, c’est pas vraiment la même chose.

Elisa Carricajo, Laura Paredes, Valeria Correa et Pilar Gamboa dans La Flor de Mariano Llinás (© Agustin Mendilaharzu)

Tsounami : Laura, qu’est-ce que ça apporte de jouer avec El Pampero dans des films qui multiplient les genres, où les histoires se mélangent ?

Laura Citarella (nous coupe) : La différence c’est que nous on la rend folle (rires) !

Laura Paredes : Pour moi ça n’a pas été si choquant que ça de commencer à travailler avec El Pampero parce que de mon côté j’ai un collectif théâtral, La Piel de Lava (composé des quatres actrices principales de La Flor, ndlr). Notre façon de travailler ressemble beaucoup à El Pampero. Ce qui a été le plus difficile pour moi au début, c’était d’apprendre à être une actrice de cinéma avec El Pampero. À la base je suis une actrice théâtrale, donc il y a plein de petites différences pas si petites entre le théâtre et le cinéma. Par exemple le cadre : comment bouger, où se pose la caméra… J’ai commencé à l’apprendre puis le maîtriser avec El Pampero. Je ne me considère pas comme une actrice qui travaille énormément hors El Pampero, même si j’ai fait pas mal d’autres productions pas si indépendantes que ça.

L’expérience dans le cinéma industriel est différente dans le sens où les réalisateurs ne partagent pas autant leur propre processus du film ou du script. Tu arrives en tant qu’actrice, surtout si tu as des petits rôles, tu fais ton travail et au revoir. Tu ne connais pas les dynamiques de tournage, les raisons pour lesquelles on est en train de faire ce film. L’expérience avec El Pampero, c’est l’absolu opposé. Les réalisateurs du cinéma industriel ne sont pas intéressés par le fait que l’acteur soit conscient de ce qu’il est en train de faire. Avec El Pampero la façon de travailler est complètement différente, mon corps est dans le film d’une façon totalement différente.

Laura Citarella :  Il faut aussi dire que vu la relation qu’on a déjà, on écrit le film en pensant à toi. Donc tu as aussi un rôle d’autrice sur les films, parce qu’on le pense aussi à travers ta voix, ton corps, ta présence… On travaille de manière organique !

Dessin au stylo / © Lucile Laurent

Entretien réalisé à Saint-Denis, le 3 mars 2024.

Remerciements à Mirta Ursula Garibaldi pour la traduction.