Payal Kapadia : « On vit dans un nuage de textos amoureux »

Entretien avec Payal Kapadia pour son film All We Imagine as Light

Juin 2024.

Dans une compétition cannoise boursouflée de films suresthétisés (The Substance, Megalopolis, Emilia Perez, Parthenope, L’Amour Ouf, Motel Destino, Grand Tour…) l’arrivée tardive de All We Imagine as Light a eu l’effet d’une bouffée d’air frais. À la fois intimiste et poétique, le premier film de fiction de Payal Kapadia achevait de nous convaincre qu’elle était une cinéaste indienne majeure sur la scène contemporaine. Nous avions vu avant Cannes son premier film documentaire, Toute une nuit sans savoir (2021), et rattrapé ses nombreux courts métrages, rendus disponibles par la réalisatrice elle-même sur Internet. All We Imagine as Light, lui, a continué de flotter dans notre esprit tout l’été, nous collant en tête l’envie tenace de nous entretenir avec sa réalisatrice. 

Jeudi 12 septembre, 11h30.

Appartement parisien, réservé pour la journée presse du film. Dans la pièce, un canapé, une affiche du film, et un faux cerisier près des fenêtres (celui en photo de l’article). Nous sommes les premiers de la journée à nous entretenir avec Payal Kapadia, visiblement rassurée que l’entretien soit pour de la presse écrite. « Je ne sais jamais comment me tenir pour un entretien vidéo » précise-t-elle dans un éclat de rire. 

Tsounami : All we Imagine as Light est votre premier film de fiction.  Avez-vous rencontré des nouvelles difficultés par rapport à vos précédents films, qui sont des courts métrages et un premier long métrage documentaire (Toute une nuit sans savoir, ndlr) ? Que ce soit dans l’écriture, le tournage, la post-production…

Payal Kapadia : Hmmm… Pour moi, le cinéma n’est pas vraiment dans ce rapport binaire entre fiction et non-fiction, tout existe ensemble, et c’est en ça que c’est une joie de faire des films. Je trouve une différence dans le processus, parce que la fabrication d’un film documentaire est beaucoup plus libératrice, avec moins de limites de productions, on peut faire plus de choses… de manière libre ! Tu tournes quand tu veux, testes ce que tu as tourné au montage, re-tournes des plans, tu fais de nouveaux calendriers de travail, de nouvelles scènes… Ce qui n’est pas le cas de la fiction, car cela coûte beaucoup d’argent, et cela implique de très grosses équipes. J’ai dû lutter avec ça en Inde. Pour un film de fiction comme All We Imagine as Light qui se passe à Mumbai, on avait une équipe de quatre-vingt personnes, ce qui est beaucoup pour un « petit film » comme le mien. Mais je respecte ça, on suit les lois de travail de l’union syndicale, et les gens doivent être employés, et c’est très bien. Pour moi qui viens de plus petites productions, cela fût difficile, mais tout le monde a apprécié passer autant de temps sur le film. Ils ont digéré mes manières de faire, tout le monde était respectueux, et j’ai adoré le tournage ! Je me suis quand même mise au défi de garder certaines méthodes de travail documentaire : on a tourné en deux temps, le premier tournage durant la saison de la mousson à Mumbai, et entre les deux tournages mon chef-opérateur et moi tournions tous les deux un documentaire avec une petite caméra. On a un peu fait du montage et après nous sommes allés faire le second tournage à Ratnagiri. Donc j’ai gardé dans mon premier film de fiction l’esprit du documentaire !

T : Et le film a beaucoup changé au cours de ce processus ?

PK : Oui ! J’avais un script bien sûr, mais après le premier tournage, je me suis rendue compte de la très bonne alchimie entre mes trois actrices, donc j’ai décidé de rajouter des scènes entre elles pour la montrer. C’était beaucoup plus facile d’imaginer de nouvelles séquences, tu connais un peu mieux les gens.

T : Le film s’ouvre sur des voix off de personnes habitant à Mumbai, c’est un motif qui revient souvent dans votre filmographie… D’où vient cette obsession ?

PK : C’est une bonne question : d’où viennent les obsessions ? *elle rigole

Je vais te dire la vérité sur comment c’est arrivé. Quand j’étudiais le cinéma dans notre école nationale (The Film and Television Institute of India, ndlr), cette dernière effectuait sa transition pour passer de la pellicule au numérique. Les projets de fictions se faisaient en pellicule, mais ceux de documentaires se faisaient au numérique. Mais la méthode d’apprentissage et les professeurs étaient restés dans l’esprit pellicule. Quand on réalisait un documentaire, on devait tourner qu’avec une carte de 32 Go, c’était restrictif. Il y a un film que je voulais faire qui se passait en forêt, et je ne pouvais pas faire tout ce que je voulais, je ne savais pas quoi faire. J’ai pris mon enregistreur audio, j’y suis allée avec mon ingénieur du son, et on a enregistré toutes nos conversations, même au moment des recherches pour le film. On a ensuite tourné avec un script, et en découvrant les rushes images c’était un désastre. Je me disais « C’est tellement bizarre ! » On s’est mis à écouter les audios que l’on avait fait, et on a découvert que le film était précisément là, dans nos conversations. C’était tellement passionnant, on avait tellement de matière avec ça que nous avons décidé de juxtaposer les audios avec les rushes. Le film a commencé alors à se former dans ma tête. Donc les voix dans mon cinéma sont arrivées comme ça !

T : Est-ce la même anecdote pour le texte ? Dans le film, des textes provenant de textos apparaissent à l’écran, c’est une très belle image de poésie du banal.

PK : Dans d’autres de mes films il y aussi des dessins à l’image ! C’est comme du scrapbook… du collage ! Dans le style de Varda, d’une certaine manière, un peu ludique. Pour les textos, je pense qu’on a tous une vie privée dedans, et j’ai cette idée très romantique que l’on vit dans un nuage de textos amoureux, probablement sexuels, qui flottent autour de nous. C’est un monde secret qui flotte dans le ciel…

T : L’esthétique du film et de certaines scènes rappellent beaucoup le réalisme magique en littérature (courant littéraire latino-américain qui cherche à faire surgir des éléments magiques dans un environnement réaliste, ndlr). Je pense à la séquence du noyé, ou celle avec le stéthoscope…

PK : En littérature on peut dire « Elle est tombée comme ça. », mais au cinéma, comment le mettre en scène ? J’aime beaucoup cette esthétique, qui dans le cas de la séquence du stéthoscope passe par le son, pour accéder aux sensations internes. Cela n’est pas dit mais les spectateur-ices peuvent le ressentir. Et, peut-être, on peut se reconnaître dans ces sensations. Le cinéma nous donne la possibilité de faire surgir nos sensations internes et externes, nos comportements, c’est ce que j’adore dans les films.

T : Le titre All We Imagine As Light est-il le même en Inde ?

PK : C’est à peu près le même oui, parce que la signification du nom du personnage de Prabha est« Light », je joue sur un double sens !

T : Comment avez-vous travaillé sur l’alchimie entre tes trois actrices principales ? Parce qu’elle évolue dans le film : au début ce sont des collègues et colocataires, et à la fin elles forment un trio plus intime et complexe…

PK : En fait, je ne parle pas la langue malayalam (langue du Sud de l’Inde, ndlr). Donc on a passé beaucoup de temps ensemble, surtout avec Divya Prahba qui ne parlait que malayalam. Et l’actrice qui joue Parvaty ne parlait que hindi ! On a passé trois semaines à répéter, à essayer des choses… La langue est une chose culturelle, avec des accents, des spécificités, c’était très important d’avoir tout ce temps ensemble ! À la fin, nous sommes devenues très proches. Mais ces deux-là (elle désigne les deux actrices sur l’affiche, Kani Kusruti et Divya Prahba, ndlr) se connaissaient déjà dans la vie ! Elles ont fait leur première émission TV ensemble il y a dix ans, donc ça aide !

T : Au milieu du film, il y a une séquence de transition dans un bus, où les personnages passent de Mumbai à Ratnagiri, et la lumière du film change radicalement. Au-delà d’un simple changement de décors, cette lumière est au diapason avec les personnages, comme si l’arrivée à Ratnagiri ouvrait leurs pensées… Comment avez-vous travaillé la lumière avec votre chef-opérateur ?

PK : Il y a deux questions dans ta question ! *elle rigole*

La mousson est une saison particulière à Mumbai. Le festival que l’on voit au milieu du film dans une séquence documentaire est le Ganpati Festival, il marque la fin de cette saison, et donc le début de la suivante, qui est plus chaude. Je voulais cette séquence pour que les gens comprennent que c’est la fin de la mousson, les personnages vont à Ratnagiri pour une autre saison, pour une autre histoire. Et j’ai choisi cette région pour le personnage de Parvaty, qui, comme beaucoup de personnes venant de là-bas se déplacent à Mumbai. C’est une histoire sans fin entre ces deux espaces. À Ratnagiri, tout le monde connaît une personne qui vit à Mumbai ou ailleurs, parce que la région n’est pas très développée. C’est très beau, mais c’est très difficile d’y vivre. Et avec mon chef-opérateur, on a beaucoup parlé de sensations de la lumière de la ville, sa lumière bleue, et lorsque l’on change, ce sont des lumières jaunes, vertes et blanches.

T : La partie à Mumbai m’a beaucoup rappelé le cinéma de Chantal Akerman, surtout lorsqu’elle filme la nuit.

PK : C’est une grande inspiration. Surtout News from Home (1977), avec ses lumières de New-York au crépuscule.

T : C’est un film très musical également. Comment avez-vous travaillé avec votre compositeur ?

PK : Il y a la musique de Topshe, mais aussi beaucoup d’autres musiques, surtout provenant de cette pianiste éthiopienne décédée l’an dernier, Emahoy Guèbrou. Avec mon compositeur, on a commencé à penser la musique du film il y a deux ans. Il a écrit des thèmes, m’en a envoyé, on a eu beaucoup de conversations sur la direction musicale. Il a tellement composé qu’il y avait de la musique pour trois autres films ! Mais l’idée de mettre la musique d’Emahoy venait de mon monteur, qui me dit un jour sur le banc de montage : « La musique de Topshe me rappelle le piano de Emahoy Guèbrou », et j’ai trouvé cela fantastique ! À chaque fois que l’on utilisait sa musique, le sens des séquences était différent !

T : Oui, elle apparaît comme un leitmotiv (thème musical récurrent, ndlr), mais ça ne sonne pas répétitif !

PK : C’était mon intention ! Je suis contente alors si ça fonctionne.

T : Pour vous prochains films, voulez-vous continuer de tourner à Mumbai, de filmer cette population qui a l’air vraiment unique ? 

PK : Bien sûr ! Je vais y retourner, et je veux faire plus de films là-bas. Mumbai est une ville avec beaucoup de contradictions, un endroit où beaucoup de gens viennent pour travailler. C’est très difficile d’y vivre, cela se gentrifie de plus en plus, et la fracture entre riches et moyennes classes augmente de plus en plus. Et ce n’est pas l’esprit de la ville ! À New Delhi oui, mais maintenant ça contamine progressivement Mumbai. C’était un des problèmes montrés dans le film : quand on voit le personnage à son balcon, on peut apercevoir de nouveaux gratte-ciel côtoyer les bidonvilles en bas. C’est la tragédie de la ville, les terres sont vendues à des riches, et ils déplacent les bidonvilles. L’ouverture du film, c’est un travelling sur un marché de fruits et légumes ouvert de quatre heures à sept heures du matin. C’était un marché très important pour la ville, et maintenant il a été remplacé par des boutiques de ventes de multinationales tout le long de la baie… C’est important de filmer des choses qui n’existeront plus. Quand vous voyez votre ville comme ça, vous êtes obligé de la filmer, d’en parler.

Entretien réalisé à Paris, le 12 septembre 2024

All We Imagine as Light de Payal Kapadia, le 2 octobre 2024 au cinéma