Critique | Le Maître et Marguerite de Mikhail Lokshin | Étrange Festival 2024
C’était la grande espérance de cet Étrange Festival, la promesse d’enfin voir une adaptation du roman le plus célèbre de Mikhaïl Boulgakov sur grand écran. Et c’est Michael Lockshin, jeune réalisateur russe déjà auréolé d’un considérable succès populaire avec son premier long métrage Silverland : La Cité de glace, qui s’est chargé de porter le livre à l’écran. Budget XXL, liberté quasi-totale dans l’écriture du scénario pour une durée excédant les 2h30, on pouvait espérer une œuvre flamboyante autant qu’on pouvait craindre un simple objet spectaculaire. Et c’est bien là le souci : le spectaculaire. Alors oui, la rédaction était prévenue : « ne vous faites pas de grands espoirs, les superproductions russes, c’est souvent alléchant, rarement intéressant…». Et en effet, quelle déception !
Le Maître est un écrivain qui a jeté son manuscrit au feu. Il devra son salut à une femme, Marguerite, qui, pour lui, signera un pacte avec le diable, prenant régulièrement les traits d’un allemand du nom de Woland. Tantôt consultant, tantôt artiste spécialisé en magie noire, ce dernier s’évertue à transformer la vie des membres de l’association moscovite des littérateurs ayant participé au discrédit du Maître en un véritable enfer. Nouvelle version de Faust, réécriture des évangiles autour de la figure de Ponce Pilate dissoute dans une courageuse satire du pouvoir stalinien, le roman fantastique trouble et fascine par sa superbe narration non linéaire qui navigue entre les espaces et les temps. Ainsi, face à l’évidente complexité du matériau d’origine, comment Michael Lockshin pouvait efficacement translater la matière littéraire en mouvements imagés ?
Tout décante d’une simple idée : pourquoi ne pas conter les faits dans l’ordre chronologique ? Pourquoi, pour rendre la narration plus digeste, la contraindre aux simples artifices scénaristiques d’une superproduction ? Si le procédé permet d’accrocher plus facilement les spectateur·rices dans les trente premières minutes, on annihile la puissance mystérieuse et la satisfaction du flou. Ainsi, à la question : qu’est ce qui pourrait bien relier Berlioz, Bezdomny, Likhodeïev et Rimski dans leurs mésaventures respectives, le réponse sera donnée dans la seconde. À la présence de Ponce Pilate l’explication sera donnée dès son apparition. Le film apprend ainsi à ses dépens qu’un roman subtil dans sa narration ne peut se simplifier indéfiniment pour une adaptation visant un large public. En voulant recouper les différentes temporalités comme dans l’œuvre maîtresse sans nous y avoir habitué en amont, le film s’emmêle les pinceaux, trébuche dans sa fluidité pour devenir un objet complètement invraisemblable, brouillon et clairement difficile à suivre, y compris pour un spectateur ayant lu le roman.
Mais si seulement il n’y avait que la narration… Visuellement, tout sonne faux. L’argent est mis au service d’une multitude d’effets visuels pour coller au mieux au souffle fantastique du roman, sans jamais être assez crédibles pour donner une sensation de réel. En cela la figure du chat Behemoth est assez parlante. Décrit dans le livre comme particulièrement gigantesque, menaçant et au comportement humain, il fallait donc le reproduire en images de synthèse. Or, si un élément fantastique est marquant dans une œuvre, c’est parce qu’il est miscible au réel. Ici, ce fil qui relie l’étrange au banal est effacé par l’aspect lisse du pelage et la synthétisation du mouvement. Et ce n’est pas un cas isolé ! Cette sensation de fausseté est systématiquement incrustée dans les incursions fantastiques, prenant souvent ce filtre lissé qui n’est pas sans rappeler les pitoyables effets baroques de l’Alice au Pays des Merveilles de Tim Burton.
La mise en scène de tels projets est comme noyée par un cahier des charges asphyxiant, visant seulement à suivre les actions narratives, enchaîner les situations avec la plus grande des banalités : stabilité, fluidité du mouvement, champ contrechamp peu inspirés, plan-séquence numérique… Là où le roman offrait un terrain d’expérimentations loufoques, le film n’en rend qu’un produit filmique calibré. Et c’est pour cela que la question narrative a été autant appuyée précédemment : Michael Lockshin n’a pas le coffre esthétique suffisant pour faire oublier la faiblesse de son écriture. Et finalement, tout dans l’intention tombe à côté, y compris la direction d’acteur. Dans le meilleur des cas, cela révèle de joyeux cabotins via les personnages du suppôt de Satan Koroviev et du Maître, respectivement interprétés par Yuri Kolokolnikov et Yevgeni Tsyganov. Dans les pires extrêmes, August Diehl en Woland, habituellement formidable, réduit son personnage à un triste archétype de la menace satanique sans jamais parvenir à lui injecter la malice ressentie au travers des pages. Le jeu de séduction, l’apparente sympathie dont Woland fait preuve à l’égard des différentes victimes est systématiquement gommée par un sourire carnassier, un rire fou et un regard obsédé. Quel dommage.
Et tout cela finalement pourrait être résumé en une seule question : pourquoi faire ? Pourquoi vouloir absolument adapter ce qui est réputé inadaptable ? Pourquoi faudrait-il toujours tout transformer en machine à calibration de masse ? Dans son intention de vouloir construire un succès populaire, Le Maître et Marguerite devient un produit homéopathique : rentable, inoffensif, basé sur de fausses promesses. Il aurait peut-être dû rester un objet inadaptable, un espace merveilleusement vierge, dont la représentation picturale réside dans la simple puissance imaginaire du lecteur. Le médium est le message, Le Maître et Marguerite est un pur objet littéraire. Ainsi, à moins de radicalement se le réapproprier et l’emmener ailleurs – ce que ne fait pas Lockshin – il ne pourra jamais être un objet de cinéma.
Le Maître et Marguerite de Mikhail Lokshin, prochainement au cinéma.