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Critique | Ma mère rit (2021) | Événement Chantal Akerman

Chantal Akerman écrit, même si elle « n’aime plus ce qu’elle a écrit » (p.25). La lecture de son récit autobiographique Ma mère rit est avant tout la lecture d’un flux de pensée, d’une pensée en marche. Chantal écrit sur son banal, ses angoisses existentielles. C’est l’appréhension de la mort prochaine de sa mère, qui riait mais ne rit plus tant que ça, ses conflits amoureux avec C., et ses nombreux lieux à soi, New York, Paris, Londres. Et des détails, beaucoup de détails : la manière dont elle aime les ciels, surtout quand ils sont larges et qu’elle peut « rester des heures dans son lit à Paris à regarder le ciel » (p.104), le sucre en morceau « sur la langue, entre les dents » (p.154) pour son café. Tout le projet littéraire s’accomplit dans cette volonté d’écrire « ce qui arrive même s’il n’arrive rien » (p.48), cette manière de raconter le quotidien. Le récit est complexe à cerner par son absence de marqueurs, sans temporalité, aucune date précise n’est mentionnée, ni ponctuation pour marquer les dialogues. La chronologie temporelle n’a pas d’importance, seule la nature des événements compte, « c’était avant » (p.25), un point c’est tout. Très vite le je autobiographique s’affranchit de son égocentrisme personnel, et se déplace aux autres personnes dont elle raconte la vie, à la manière de la littérature du Nouveau Roman qu’elle lisait adolescente : sa mère, sa sœur, Clara, C. , M. , autant de tu, il, elle qui deviennent je.

Ce flou se poursuit sur la place que prend le cinéma dans le livre : quelques photogrammes de ses films sont dispersés au fil des pages, mais ces images de cinéma se mêlent à des photos de familles, des photos personnelles tirées de l’enfance (ma mère et moi, p.36), ou d’autres plus récentes (une plage prise par Akerman p.151). L’absence de légendes à côté des photos (placées à la toute fin du livre) et l’impression uniforme en noir et blanc mettent tout à égalité, une photo de sa mère, un photogramme de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1976) p.78-79. Cette non-hiérarchisation crée des parallèles, des échos de vie qu’on rattache au texte. A l’écrit quelques mentions de ci, de là, du cinéma comme un travail nécessaire, une corvée à faire, comme dans Les Rendez-Vous d’Anna (1978) : si le personnage principal est une cinéaste venue présenter ses films, jamais on ne la voit travailler ou parler de ces films. 

Quand on lit Ma mère rit, ce n’est donc pas pour y trouver les explications et conseils d’une cinéaste sur son travail. C’est la réponse d’Akerman à la fameuse phrase de Rossellini : « Notre grand malheur de cinéaste, c’est qu’on veut rendre le provisoire définitif », là où la prose et le cinema d’Akerman cherchent à faire vivre le provisoire pour lui-même. Lire Ma mère rit, c’est fouiller dans un journal intime, ce qui fut sa vie à un moment T, ses ami.e.s, ses amours, ses emmerdes, et finalement découvrir que dans chaque film d’Akerman, il y a un peu de la vie de Chantal.

Ma mère rit de Chantal Akerman (2021), 224 pages (éditions L’imaginaire Gallimard)