Critique | Rewind & Play, Alain Gomis, 2023
1 – Touches noires, le racisme ordinaire (rewind)
Tout d’abord, il faut rembobiner. L’émission remonte à décembre 1969. Elle se tourne à Paris et s’intitule « Jazz Portrait », mais ne semble pourtant que celui de l’homme qui, ce soir-là, ne jouera pas : Henri Renaud, présentateur de télévision, producteur notable et prestigieux, mais surtout blanc. C’est à lui que va avoir affaire, durant ce long enregistrement, Thelonious Monk, pianiste renommé et artiste stupéfiant du siècle dernier. Pourtant, Renaud est un admirateur et il ne s’en cache pas, Monk est une référence pour lui et peut-être même un modèle. Or, on ne refait pas un système en un soir – l’admiration ne tue pas les discriminations anodines. Ce qui va avoir lieu durant l’émission, c’est la longue et lente humiliation que la télévision blanche française va infliger à un artiste noir.
Maintenant, rembobinons d’un peu moins loin. Alain Gomis, se préparant à la réalisation d’une fiction sur le jazzman, tombe, au cours de ses recherches, sur les rushs de l’émission. Ces trouvailles, pot-pourri allant de représentations magnifiques de Monk à nombreuses remarques désobligeantes et déshumanisation totale de l’artiste, forment un contenu certain sur le traitement particulier que subissent, à la télévision française, les artistes racisés. D’évidence, Alain Gomis étant lui-même de ceux-là, une idée fleurit : et si par ces archives il ne serait pas temps de faire justice à Monk, de remodeler le passé en le remontant différemment ? Le cinéma, au contraire du petit écran, détient d’infinies possibilités de montage – il n’est pas soumis au devoir d’audimat, ni aux tranches horaires. Par le cinéma, tout est possible. Alors voilà, Rewind and play sera donc cette idée, la reconstruction juste et légitime de l’accueil que la télévision aurait dû donner à Monk il y a de ça maintenant plus de cinquante ans.
Cessons de rembobiner. Lorsque le film commence, nous remarquons tout de suite que quelque-chose cloche. Monk se trouve être traité davantage en animal de foire qu’en jazzman de renom. Certes, les attributs de star sont là, cigarettes, interviews, lunettes de soleil, tenue chic, photographes à foison… et pourtant, devant les caméras indiscrètes, un grillage invisible comme une certaine distance rend notre observation douteuse et reculée comme devant un enclos de zoo. La télévision provoque ça ; mais néanmoins, ici, la chose paraît atteindre son paroxysme. Il y a comme une cage dans la cage, un quatre-tiers au carré. Un surcadrage cadenassé de barreaux.
En arrivant sur le plateau, l’émission se compose et le présentateur, tout en s’occupant des préparatifs, échange quelques mots avec Monk. On lui dit qu’il pourra jouer, qu’il aura son moment, tandis que lui leur répond qu’il ne voudrait pas trop s’étaler sur sa vie personnelle – c’est sa seule demande… Et puis, clap, on tourne, l’enregistrement débute, et puis clap, il ne doit pas jouer tout de suite, il faudra attendre un peu car, clap, d’abord, Henri Renaud aimerait beaucoup que Monk nous parle de sa vie personnelle, et clap clap les applaudissements, la demande est finalement ignorée.
Mais pas de lamentations, pas de chichis, Monk accepte. Aucune protestation, aucune plainte (ou simplement un léger sourire désemparé), Monk reste là, face caméra, mains disposées au piano et sueurs dans l’attente, délaissé dans le silence, brimé comme une bête que l’on aurait fait taire ou que l’on aurait bâillonné à la manière des résidus d’un temps que certains blancs se flattent encore d’avoir aboli. Son talent, c’est maintenant clair, n’aura aucune place dans ce triste instant de bas-étage télévisuel. Comprenez-le bien, le quatre-tiers a ses droits : petit écran mais grande audience. Il faut des ragots, du buzz, quelques anecdotes, un peu de vie privée, car le public veut – que dis-je – réclame ! C’est bien ça l’équation de la télé, non ? Ici, faut s’y soumettre, le producteur doit produire, l’animateur animer et l’artiste divertir ; ça a toujours été comme ça et c’est bien connu : le confort ça ne se change pas. Le blanc demandera, le noir lui donnera.
Monk ne sera pas celui que l’on verra jouer. Ou simplement celui que l’on veut voir, tout court et rien d’autre. Le but était sûrement de se dire ensuite : je l’ai vu, il était à la télévision hier ! Et en effet, vous diriez vrai, il était dans l’émission. Il l’était et pourtant vous ne l’avez pas vu, vous n’avez rien vu – rien vu, ni entendu. Mais fort heureusement pour vous – chers et chères aveugles – Alain Gomis est venu vous sauver de la cécité. Il est venu ressusciter le génie de vos ennuis, la grâce somptueuse d’un instant gâché. Tentez donc, pour cette fois, de mieux voir l’essentiel : tendez l’oreille.
2 – Touches blanches, la survie de l’artiste (play)
Grâce à Gomis, dorénavant, Monk pourra jouer. Le premier, par le grand écran, ravive la dignité du second, et Gomis fait revivre l’instant raté en sabotant son racisme intrinsèque. Il place les scènes coupées – celles de Monk en train de jouer. Comme avec le jazz, le film oscille, pivote, improvise, il prend son temps. Le montage donnera le ton et nous pourrons donc ressentir le doux rythme d’un morceau – surimpressions, ralentis, longueurs nécessaires et lenteurs adéquates.
La preuve incontestable d’un grand film semble toujours résider dans un rythme propre au dispositif formel qu’il s’attache à mettre en place. Ici, le cinéaste prend son temps – celui dont Monk aurait eu besoin. Au contraire de la télévision, Gomis ne craint pas d’ennuyer l’audimat, il sait bien qu’un artiste (et de surcroît un jazzman) doit trouver son propre temps, son tempo, et que – finalement et secrètement – tout ne sera qu’une question de battement.
Toute la seconde partie du film n’a de cesse, en faisant bafouiller Renaud et jouer Monk, de venger le second. Ses séquences sont disséquées, mélangées, sectionnées, et par là, laissent planer celle du pianiste. D’une part donc, l’artiste, par son instrument, voit sa puissance gagner, il garde son cap, son art, et de l’autre, le présentateur est découpé dans ses propos, saccadé, rogné. Gomis, par son montage, le fait cafouiller, bégayer, ânonner, il lui fait perdre ses moyens et son pouvoir de parleur. Tandis que l’un joue, l’autre jase.
Il ne faudra jamais arrêter de jouer. L’art seul torpillera les affres du passé. L’art seul étouffera les bavards et les causeurs. L’art, il faut le croire, escamotera les règles de l’audience, de la culture et des spectacles scandaleux. L’art, il faut le croire, démolira les évangiles, ces coulisses de l’ordre raciste et dissimulé, des mauvaises habitudes et des infâmes usages de nos écrans. L’art nous sauvera tous, comme il sut cette année sauver Monk. Il faudra voir, mieux voir, et écouter – écouter avec joie l’ancien monde disparaître.
Cependant, et malgré tout – malgré les longs plans contemplatifs du regard passionné de Monk, malgré les battements de son cœur et sa forte respiration, malgré ses compositions magnifiques et respectées par le cinéaste – une odeur horrible persiste. Monk qui fût brimé, rabaissé et souillé, Monk qui fût isolé, inécouté et perclus, Monk qui, épuisé du traitement que le monde blanc lui réserve, semble plus seul que jamais. Et c’est bien cette solitude terrible qui saccage nos nasaux et continuera d’écoeurer nos regards. Car si un nouveau monde doit avoir lieu, il ne faudrait pas qu’il ne soit qu’une simple correction des erreurs du passé. Ou alors un chef-d’œuvre, mais qui d’autre que Gomis pour le faire ?