Peut-on faire « impression jeu-vidéo » dans un film — sans trahir le jeu ni le cinéma ?

Article | Réflexion sur le cinéma et le jeu vidéo

Lorsque l’on sort des circuits de l’exploitation traditionnelle – c’est-à-dire, en allant vite : de ce qui sort en salles de cinéma et est diffusé sur les principales plateformes de streaming –, le cinéma contemporain1 est gros d’essais formels et riche de façons alternatives de produire de l’image en mouvement. Qu’un film comme Knit’s Island soit distribué est une anomalie en soi ; si le film a été mis en avant par certains cinémas (à la sociologie bien spécifique : le Luminor dans le quatrième arrondissement de Paris, ou l’Utopia du centre-ville bourgeois de Bordeaux, avec l’exception plus notable du 3 Cinés Robespierre de Vitry), on peut sans peine parler, pour dix copies, d’une sortie marginale, et sa fin d’exploitation à près de 3 000 entrées est un succès en soi. Une telle sortie offre à voir en revanche une machine critique se mettre en route pour commenter une forme qui ne déborde que rarement de discussions internes aux festivals – et dans lesquels des films tournés à l’aide de moteurs de jeux-vidéos sont des denrées sinon moins rares, au moins dans lesquels ils peuvent être considérés autrement que pour leur curiosité technique. Notons qu’une partie de la critique s’est très sérieusement emparée de Knit’s Island : ici même dans Tsounami, et le texte signé par Corentin Lê pour AOC en sont les plus rigoureux exemples. Bien que suscitant un engouement vif, à la fois dans un terreau de cinéastes amateurs2 comme de créateurs confirmés — issus généralement des arts plastiques ou des pratiques d’avant-gardes numériques —, le public semble lui se restreindre entre rats de festivals et thésards avertis. 

Sans exagérer la résistance critique face à ses objets, nous pouvons émettre une première interrogation ontologique : est-on vraiment encore face à des films, face à du cinéma ? Et d’interroger en premier lieu notre attache à une sémantique critique, qui cherche ses réponses dans un vocabulaire ou un automatisme issu des études cinématographiques (« dispositifs documentaires », « mise en scène », etc.) face à des capsules vidéos qui ne s’y prêtent pas nécessairement. S’en dépatouiller pourrait pourtant permettre de saisir une autonomie esthétique de ces objets. C’est cet effort de compréhension que je tente au travers de trois exemples, trois films ayant circulé en festival ces dernières années — et dont les tentatives fructueuses ou non peuvent être mises en perspective avec deux sorties de l’année mettant un pied franc dans le jeu-vidéo, Eat the night et Knit’s Island

Si de tels films sont apparus de façon concomitante aux outils de captations des jeux à la fin des années 1990, la prise au sérieux critique tarde à venir (en opposition à la recherche en études cinématographiques qui s’est, elle, emparée de ce sujet, de Isabelle Arvers à Dork Zabounyan). C’est qu’il reste beaucoup de questions et d’inconnues face à ces objets, quand bien même les possibilités visuelles que permettent les caméras virtuelles semblent être comprises et ont une certaine vitalité dans un cinéma de fiction populaire. On pense bien sûr à la très documentée relation entre Spielberg et le jeu vidéo, et au poids de ce médium sur sa mise en scène — ou encore du côté de l’animation, par exemple avec Happy Feet 2 et ses caméras désaxées.

3Sont en revanche moins commentées les possibilités de captation du réel permises par le cinéma machinima (les documentaires Knit’s Island ou Bac à sable en sont les plus récentes itérations) ou par des films jouant des bords entre médiums virtuels et prises de vues traditionnelles. Un bon exemple récent, de fiction : Alexx196 et la plage de sable rose (Loïc Hobi, 2023), dans lequel le cinéaste réactive une expérience d’adolescence de fin des années 2000 coincée dans des serveurs de MMO : un couple formé dans un jeu en ligne est contraint à la séparation (virtuelle) alors que le serveur dans lequel ils se retrouvent s’apprête à fermer ses portes. Un FPS au design anachronique a été superbement modélisé pour les besoins du film, avec pour principale curiosité les avatars des deux personnages du film. C’est que cette modélisation joue sur une double projectivité adolescente : les avatars de jeu sont à la fois des projections fictionnelles et idéalisées, interprétés en motion capture par d’autres acteurs. Ainsi le personnage adolescent de Pierre Gommé est virtualisé par l’actrice Claude-Emmanuelle Gajan-Maull – le shift sera différent dans Eat the Night, dans lequel les avatars numériques sont des augmentations musclées des comédiens. L’interaction essentielle que produit Alexx196 ne se situe donc pas dans un effet mécanique qui fait déborder le virtuel sur le réel ou inversement, mais dans une dynamique transidentitaire : en même temps que je suis mon corps physique et ma projection virtuelle, s’offre à moi par le jeu-vidéo des mutations multiples (dont de genre) qui peuvent prendre ou non effet dans ma socialisation physique. Ce n’est pas un hasard si la représentation trans est forte dans des domaines nichés du jeu-vidéo, comme les game studies ou le speedrun4, ni même que Paul B. Preciado part de son expérience transidentitaire pour évoquer d’autres formes de dysphories, notamment de ce que produit sur l’identité une non-adaptation au néolibéralisme numérique5. Mais si Alexx196 se saisit de la compréhension du réel permise par le jeu-vidéo, il le fait avec les outils du cinéma traditionnel duquel il ne s’émancipe que thématiquement — les images du jeu n’étant elles aussi que des effets spéciaux ne se ne différenciant pas matériellement d’autres univers construits par images de synthèses. 

Les joueurs étant eux-même à l’intersection entre un déplacement projectif de leur intimité dans l’écran et une fiction du soi, les films tournés dans des moteurs de jeu-vidéo offrent à leur tour une possibilité d’intersection entre l’offre expérimentale (qui réfléchit sur la forme) et l’offre documentaire (qui réfléchit sur le réel). Khtobtogone (Sara Sadik, 2021) reprend à son compte la thèse du Martin Pleure de Jonathan Vinel – qui faisait état d’une solitude contemporaine par un personnage de fiction embarqué dans GTA V – en en décalant les effets par un dispositif documentaire simple : une voix-off écrite à partir d’enregistrements d’hommes faisant part de leur rapport à l’amour. De cette écriture, la réalisatrice customise un serveur GTA V aux couleurs des quartiers de Marseille, et y place au centre une jeune diaspora maghrébine (personnage principal pecs à l’étroit dans son maillot de l’OM et vivant de shifts pour UberEats, doublé par Idir Azougli). Cette saisie sociologique par le jeu-vidéo permet à son tour de faire état de ce dualisme identitaire, le spectateur étant mis à la fois face à une projection fantasmée et face à une réalité sociale. Le film est d’une grande précision et sa mise en scène, réalisée dans l’éditeur de films intégré à GTA V, est assez impressionnante. Mais demeure une frustration : sinon pour quelques détails (usage de glitchs, de rares mouvements de caméras hackés), Khtobtogone reste très en-dessous de l’expérience du joueur. Les seuls moments d’excitation formelle se font plutôt quand le film laisse la caméra du jeu faire le travail, par exemple : on rentre dans une voiture et c’est l’animation automatique de l’avatar qui se déroule, suivi de courts moments de gameplay sur la route qui rappellent typiquement l’expérience de jeu. C’est parce que ces plans sont d’ordinaire chevillés au gameplay qu’ils s’offrent comme des images de cinéma inédites. 

Il existerait pourtant des « films de joueurs » prenant à corps ce souci de l’expérience du gameplay. Dans le sillon des analyses de Harun Farocki (Serious Games I-IV sur l’usage de jeux dans l’armée américaine, Parallel I-IV comme anthologie informant de la supplémentation des images générées par ordinateur sur les films), le collectif Total Refusal s’est prêté à l’exercice de films faisant la méta-analyse du médium. Ils trouvent leur singularité dans une alternance entre d’une part le cinéma-essai hérité de Marker, et d’autre part l’acte de jouer. Ce faisant, ils créent un film sous contrainte performative de la même façon que l’équipe de Knit’s Island qui s’est soumise à l’exigence d’un serveur RP (pour roleplay) de DayZ : les prises de vues sont dépendantes des actions et réussites du joueur, tout comme un tournage en extérieur peut se soumettre aux contraintes du réel.

Operation Jane Walk / © Total Refusal

Operation Jane Walk (2018), mon film préféré du collectif, consiste en la captation montée d’une performance réalisée dans Tom Clancy’s The Division : des joueurs se connectent à une partie en ligne et se font accueillir par un guide touristique pour la visite d’une version post-apocalyptique de New York. Cette visite guidée est prise au sérieux d’abord parce que l’hôte restitue historiquement et précisément ce que le touriste virtuel perçoit de New York. Surtout, il ne prétend pas être dans autre chose qu’une simulation, que dans une ville numérisée et aux contextes socio-économiques déplacés. Visuellement, on conserve à l’image l’ATH (pour affichage tête haute : interface incrustée dans le jeu qui donne toutes les données nécessaires à la compréhension de l’exercice : mini-carte, santé, munitions…) et on ne tente à aucun moment de hacker la caméra virtuelle : le film consiste en un montage de plusieurs plans-séquences dans lesquels un joueur à la première personne avance dans la ville. Le déplacement vis-à-vis du jeu se situe dans un esprit de détournement : si les contraintes liées au moteur et au contexte du jeu sont scrupuleusement respectées, les joueurs ne « jouent pas le jeu ». Il n’y a pas d’infiltration, pas de combat, pas d’intérêt pour le scénario, c’est en fait une mise sous silence de la promesse fondamentale d’un tel jeu. Cette question est interrogée frontalement dans un film plus récent : en même temps qu’il interroge la culture militaire et le sort fait aux déserteurs, How to disappear scrute les possibilités pour le joueur de refuser le combat. Il le fait en retranchant le gameplay dans ses limites mais surtout dans ses impasses : avec l’impossibilité pour l’avatar de quitter la zone de combat, l’anti-joueur est contraint de se dissimuler dans les zones mortes du jeu. 

Le sentiment d’inachevé persiste. Le traitement du jeu est encore sur un mode réflexif, volontiers ironique ou distancier, l’expérience même du joueur est remise en question. L’expérience esthétique du jeu n’apparaît que par un décalage – et une telle approche se retrouve jusque dans le choix systématique de jeux placés dans des contextes dérivés du réel. En plus de concerner souvent des jeux de moindre qualité, rares sont les exemples de films qui poussent dans ses retranchements les virtualités induites par le jeu, les sensations induites par le game design ou par les boucles de gameplay. C’est aussi de cela que Knit’s Island tire sa réussite : en partant d’un jeu « bac à sable », sans scénario fixe ni objectif déterminé, l’effort des cinéastes a été de restituer le caractère empirique d’un jeu-vidéo. C’est-à-dire essayer, perdre, recommencer. Et à l’inverse, à l’exception d’une dernière scène qu’il ne faudrait pas divulgâcher, il a été difficile de s’enthousiasmer pour ces raisons face à Eat the night : de son jeu-vidéo créé pour l’occasion, l’impression reste esthétique et manque d’incarnation. La sidération esthétique ou la curiosité passée, le film ne parvient pas à restituer ce qui d’un jeu fait sa spécificité ou sa singularité. Mais l’erreur est peut-être de croire que le cinéma serait l’endroit approprié pour ça, et qui partirait d’une croyance ou d’une réflexion sur le fait que « le cinéma peut tout » : et s’il le peut, il n’y arrive pas encore.

  1. Ou : le cinéma jeune, l’avant-garde filmique, les films d’arts, etc. : selon la nature de l’objet que l’on désigne, on pourra soustraire au terme générique de « cinéma contemporain » nombre d’expressions plus précises pour caractériser des films qui se font aujourd’hui. ↩︎
  2. Notons par ailleurs que le cinéma machinima en tant que pratique amatrice a eu longtemps des festivals ou expositions dédiées en France, mais cette pratique semble s’être ringardisée et ne circule pour l’essentiel que dans des circuits fermés ou dans des communautés de joueurs. Les films dont nous parlons ici sont des pratiques d’artistes, plasticiens et cinéastes connus ou revendiqués comme tels. ↩︎
  3. Charlotte Chérici et Lucas Azémar, 2023. Le film a fait sa première au Cinéma du Réel. Comme pour Knit’s Island, c’est l’incursion d’une équipe de documentaire dans un jeu, cette fois-ci une itération RP de GTA Online. ↩︎
  4. Je recommande le travail des chroniqueuses de Game Dolls Advance, qui travaillent toutes les questions politiques ou identitaires soulevées par le jeu-vidéo en alliance avec des analyses formelles et de gameplay poussées. ↩︎
  5. Dysphoria Mundi, Paul B. Preciado, Grasset, 2022. ↩︎