Jeu de mains, jeu de vilains

Critique | Eat the night de Caroline Poggi et Jonathan Vinel | Quinzaine

Explosion colorée et voix-off type publicité YouTube nous accueillent dans ce qui ressemble à une bande démo du jeu vidéo Darknoon, inventé et designé pour Eat the night, le second long métrage du duo corso-toulousain Vinel et Poggi. Cette voix-off est celle d‘Apolline (Lila Gueneau), ado isolée dont la vie sociale semble se résumer à des interactions avec les autres joueur.ses sur le chat du serveur. Cette safe place est en fait le seul lieu qu’elle habite véritablement avec son frère Pablo (Théo Cholbi) qui lui a fait découvrir. Car Apolline et Pablo survivent seuls dans un grand pavillon de banlieue déserté de toute figure parentale, isolé du reste du monde, repoussé de l’autre côté des grands murs et des rues conçues pour les voitures. Mais le temps de l’insouciance est bientôt révolu, le serveur est sur le point de fermer les portes de son monde virtuel et Pablo enfourche de plus en plus souvent sa moto pour vivre d’autres aventures, entre quête d’amour et RPG1 de trafiquant de drogue.

« Choisis ta couleur », réplique prononcée par Pablo en plein cours de cuisine pour apprenti chimiste qu’il donne dans une maison abandonnée, résonne étrangement avec l’univers ludique du jeu. Dans une game2 comme dans l’artisanat de la drogue, le self-made man se voit remplacé par le do-it-yourself : on choisit un avatar et on le customise ; on choisit une presse et on en obtient des cachets aux formes rigolotes. Pablo a un pied dans les deux mondes, contrairement à sa sœur. Dans le premier, il y retrouve régulièrement Apolline, qui s’y réfugie de plus en plus telle une princesse dans son donjon qui troque de temps en temps son jogging informe pour un cosplay de son avatar. Dans le second, il se lie d’amour avec son coéquipier Night (Erwan Kepoa Falé), alors équipier-magasinier dans un supermarché. A la fatalité tragique de la fermeture de Darknoon façon final countdown s’oppose celui du processus du rise-and-fall du film de gangster 

Mettre Apolline face à la fin apocalyptique du monde de son enfance permet de montrer le jeu vidéo sous un angle subversif : on traverse des territoires sans quête ni conquête ; la magnificence des paysages créés pour le film permet d’abord une pure contemplation, malgré les épisodes de violence pure et crue des combats qui ponctuent le vagabondage. Alors que les affaires de territoires et de gangs qui motivent l’histoire du frère en minent la force politique en introduisant un discours ambivalent sur la violence d’une jeunesse oisive : l’acharnement du chef ennemi sur Night, qui le frappe sans discontinuer rappelle des scènes dans le jeu vidéo où Apolline massacre l’avatar de son frère pour expier sa colère. Dès lors, est-ce que le jeu vidéo a un rôle cathartique ou déshinibe-t-il les comportements ultra violents en normalisant ces gestes ? Car si on ressuscite d’un KO technique, le corps plongé dans un coma a des allures de Belle au Bois Dormant.

Eat the night de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, 17 Juillet 2024

  1. role playing game, en français jeu vidéo de rôle ↩︎
  2. partie ↩︎