Critique | La Voyageuse, Hong Sang-Soo, 2025
Isabelle Huppert voyage en Corée. Elle qui était dans un autre pays en 2012 (In Another Country) est revenue, 12 ans plus tard. Toujours en trois parties, toujours pleins de répétitions (l’intérieur et l’extérieur, les instruments de musique, les dictons qu’elle écrit, la nourriture, l’alcool…), contrariées par endroit, La Voyageuse continue le tout Hong Sang-soo, le prolonge, est en lui-même une répétition d’une répétition qui contient des répétitions. C’est la n+1ème branche de la fractale et rien n’a changé. Rien n’a changé ?
Une variation interpelle. Au cœur du film, Isabelle Huppert, oui – plus important, sa langue. Elle parle le Français, sa langue maternelle, et s’en revendique professeure. Pour communiquer, les personnages parlent un anglais simple. Parfois, en aparté ou en privé, du coréen. Cette toile linguistique régit le film et donne lieu à des situations cocasses, comme ce moment où Isabelle Huppert est reçue chez une famille dont la mère souhaite apprendre le français – on comprend que la visite cordiale tient plutôt de l’entretien d’embauche. Isabelle explique sa méthode, apprendre des phrases poétiques qu’elle consigne elle-même sur un jeu de cartes Bristol trimballé à tout va dans son sac, mais la mère de famille peine à être convaincue. Alors ce moment dans le moment, où la mère s’adresse en coréen à sa fille pour lui demander de parler en français avec Isabelle, comme si elle doutait du simple fait que celle qui se présente comme professeure maîtrise cette langue. L’échange vire au malaise lorsque les deux femmes s’accordent sur le fait qu’elles ne s’accordent pas, néanmoins avec le rappel insidieux que l’une paye l’autre, que cela lui donne le droit de ne pas en rester à ce statut quo.
Si rien ne chamboule un statut pourtant logiquement amené à évoluer du fait du déséquilibre des forces en présence, c’est aussi parce que les personnages sont protégés par l’asymétrie des langues qui se retrouvent en anglais à mi-chemin l’une de l’autre. La barrière de la langue, comme on dit, est souvent limitative. Ici, elle est salvatrice. Comme ni l’une ni l’autre ne peut s’expliquer comme elle le voudrait, l’échange se termine par un sourire gêné et une sorte de haussement des épaules de Isabelle : « that’s my method ».
En tirant le fil interprétatif de l’une des nombreuses pelotes que HSS dispose, nous arrivons à l’unique déferlement d’émotions du film. Négatives, portées par le personnage d’une mère à l’encontre de son fils, qu’elle découvre en concubinage relatif avec Isabelle, ces émotions s’expriment par des pleurs et des cris, mais surtout, en coréen. Une hypothèse : si le fils fricote avec Isabelle, c’est précisément, peut-être, parce qu’elle ne parle pas sa langue, parce qu’elle ne pourrait pas lui faire tous ces reproches, trop complexes à exprimer, trop durs à faire sortir. Être avec une voyageuse, est-ce la condition de l’apaisement ? L’air est doux quand on voyage. Le reste des interactions tient presque d’un béni-oui-oui suspect tant les personnages passent leur temps à sourire et se parler niaisement. Mais peuvent-ils faire autrement que se montrer excessivement poli quand ils ne connaissent rien de l’autre ? HSS montre dans ce film un peu de la curiosité et de la timidité à l’œuvre face à l’altérité.
Alors oui, les motifs sont – semblent être – les mêmes, acteurices ou bien zooms, structure narrative et caméra numérique crassouillette. Bien vite vient l’envie de statuer. « La Voyageuse, un film ludique, dont les multiples répétitions-variations tout au plus amusent un ou une spectateurice anesthésiée par le déjà-vu ». Hong Sang-soo nous stimulerait du bout d’un bâton comme on vérifie la vitalité d’un animal couché sur l’asphalte. On remue mollement, on se laisse faire sans entrain – de toute manière, tout ça, c’est déjà connu. Hong Sang-soo serait comme un lave-vaisselle nocturne qui bourdonne chaque fois un peu pareil, chaque fois pas toujours pas pareil – on s’endort.
Pourquoi ses répétitions arrêteraient tout à coup d’être fécondes ? Qu’est-ce qui permet d’asséner l’épuisement d’une forme ? C’est toujours la même chose.
Ceux qui diront de Hong Sang-soo qu’il s’épuise dans son réseau de motifs répétés censément ad nauseam ne pourront jamais être crédible à défendre des cinéastes comme Spielberg, exemple quintessentiel de ces dernières années, par l’usage de l’exégèse interprétative – tel plan renvoie à tel moment de sa filmo, tel personnage ou tel mouvement ou tel parallèle renvoie à tel etc. A ce stade, entre celui qui s’amuse devant Spielberg et celui qui s’amuse devant Hong Sang-soo, je ne vois aucune différence. Ici, deux spectateurices prennent du plaisir à décoder un univers qui leur est familier et dans lequel des choses reviennent d’un film à l’autre, un peu différemment. Sauf que. Le premier est un trou, le second est un gouffre. Cela tient, non pas au réseau, mais aux effets que produisent le réseau. Chez Spielberg, l’ordonnancement des signes plie l’interprétation, donne une réponse, cherche un point final. Chez HSS, l’ordonnancement n’est que de façade, les signes sont disposés, anarchiques, toujours un petit grain qui déplie l’interprétation, l’amène vers un ailleurs. Spielberg est un cinéaste qui s’explique – explique –, HSS est un cinéaste qui se ressent – se laisse traverser. La guerre du goût tranche les tempéraments. L’un veut voir la vie en boite dans une grosse boite et tout analyser faire signifier. L’autre veut voir la vie tout court.
Et c’est bien parce que c’est toujours-jamais la même chose que les troupes hongsangsiennes ne se départiront jamais du bonhomme. Je dois bien avouer en faire un peu partie.
La Voyageuse de Hong Sang-soo, en salles le 22 janvier 2025