That’s all, folk !

Critique | Un Parfait Inconnu de James Mangold, 2025

Hollywood. Une image, deux discours. Une prison d’argent pour les forçats-réalisateurs, obligés de rendre une copie parfaite pour y cacher à l’intérieur quelques signes de vie et de liberté. Une rébellion de l’intérieur donc, parfaitement docile, par des révolutionnaires qui n’ont jamais cherché la conséquence. L’exercice n’est en réalité pas si simple : les artistes importants et réguliers de cette terre sacrée de cinéma se comptent sur les doigts d’une main (Cruise/McQuarrie, Kosinski, qui d’autre ?), et avec Un Parfait inconnu, James Mangold y confirme définitivement sa place. Si Hitchcock et Lang en leur temps en étaient encore à l’étape primaire de prouver qu’il existe bel et bien un espace entre l’œuvre brute et ce qu’elle dit, qu’il existe une manière de le dire en quelque sorte ; Mangold, lui, s’accapare les budgets, les techniciens, les stars américaines d’hier (Dylan) et d’aujourd’hui (Chalamet), le monde quoi, et les invite à jouer son propre récit, l’histoire de sa liberté. Qu’il réalise Le Mans 66 ou Un Parfait inconnu, James Mangold ne sait être autre chose qu’autobiographique, il ne parle que de la marge de liberté que lui offre pourtant un système rigide et oppressif. Le parfait inconnu, c’est d’abord lui qui fait jouer Dylan à Chalamet pour son propre plaisir ; et c’est en même temps ce spectateur devenu mondial, assis ici en Inde ou au Pérou, et qui regarde ces blancs américains des années 1960 sentir le frisson monter à la venue d’une révolution musicale. Un tsounami dans un verre d’eau, une guitare qui devient électrique.

Hollywood adore le biopic. Une image, deux arguments. La vie d’une star passée, l’interprétation d’une star contemporaine. Satisfaire maman + fiston, caution pédagogique, v1 du scénario déjà écrite. Hollywood adore James Mangold (il sait livrer les commandes, il a déjà réalisé un biopic sur Johnny Cash…), et pourtant il envoie valser tous les codes : le parfait inconnu n’a pas d’origin story (un jour il arrive à New York, point barre), et ne connaît ni les doutes ni les difficultés du début de carrière qui rendent tangibles les succès du troisième quart du film. Sa vie n’est pas non plus régie par une unique loi qui traverserait ensuite l’intégralité du film et expliquerait toutes les décisions prises dans sa vie (sorte de règle inhérente au biopic pauvre, qui réfute tout libre arbitre sans grande protestation de la part des spectateurices). Ce film n’est pas un film sur Bob Dylan, sa vie son œuvre, mais un film sur un moment d’Histoire. Un unique moment, le passage de la folk au rock, de l’acoustique à l’électrique. Montré en deux temps distincts, 1961 et 1965, deux éditions du Newport Folk Festival, deux versions de Dylan. Plutôt qu’un biopic, un film minutieux sur un homme qui changea du jour au lendemain. Comment, pourquoi.

Son nom est Carnaval

« Une voix, une guitare ». Tel est le credo de Peter Seeger (Edward Norton), fondateur du Festival et mentor de Dylan et Baez, l’essence de la folk même, et donc la méthode des acteurices : Timothée Chalamet et Monica Barbaro incarnent Bob Dylan et Joan Baez, mais ils les chantent aussi . Ni playback ni surjeu, seulement cette règle à laquelle se tient Mangold, qu’il incarne lui et son armée de techniciens à travers une reconstitution sixties des Etats-Unis, sans besoin d’épate technique. Le scope américain offre au cadre une grande précision, qui lui permet de jouer sur la profondeur de champ, cette minutie dans l’image illustrant la toute-circulation de la musique dans cette americana way of life. Le film montre par exemple Bob Dylan marcher dans Greenwich Village à deux reprises, une première fois en 1961 en plein apprentissage folk, la seconde en 1965, célèbre, avec le rock pour nouvel horizon musical. Dans ce plan répété, le cadre et le mouvement de caméra restent les mêmes, mais tout le reste a changé : la démarche et le costume de l’acteur (de vagabond bohème à rockeur cuir à moto), le décor, la figuration, et l’ambiance sonore complètement envahie de radios. Le secret d’un grand film de studio ? Ne pas se cacher d’en être un, show plutôt que tell.

À travers Robert Zimmerman, Mangold filme un homme qui se défausse tout le temps. C’est peut-être le seul point commun qu’il partage avec le dernier biopic en date sur Bob Dylan, I’m Not There (Todd Haynes, 2007) : filmer un artiste inclassable, indéfini. Bob Dylan est une éponge qui regarde, qui scrute le monde « pour trouver l’étincelle » qu’il ingurgite ensuite dans sa musique, avec un temps d’avance sur tout le monde. La première impression que Bob Dylan fit à Joan Baez : « Je n’aurais jamais cru que quelque chose de si puissant puisse sortir de ce petit crapaud ». En portrait d’artiste, le film montre volontiers la mythomanie du chanteur qui sculpte sa légende en permanence (son enfance dans un cirque, sa connaissance en autodidacte de la guitare), loin d’une représentation officielle ou hagiographique. La partition de Timothée Chalamet lui donne de l’épaisseur, et impressionne par la malveillance qu’il y injecte (avec bien plus de conviction que  lorsqu’il incarne un djiadhiste pour Denis Villeneuve), notamment dans un plan pré-concert, moment clé où Dylan trahit la folk, où l’Histoire va basculer : ce dernier attend, fixe, cynique, cigarette au bout d’un bras relevé et tête inclinée en avant (il n’a jamais autant ressemblé à Eric Zemmour !). L’acteur travaille également cette noirceur à travers son rapport aux femmes, clairement misogyne (lâche, infidèle, dans le déni de ses relations), particulièrement révélé et contrebalancé par le personnage de Joan Baez, qui au contraire déroule une éthique morale à la vie comme à la scène. Quand l’une reste fidèle à la folk (elle continue de chanter Blowin’ in the Wind lors de leur tournée commune), l’autre emmerde les étiquettes et préfère quitter la scène que donner au public ce qui l’attend. De là naîtra en partie le « génie » de son passage à l’électrique en 1965 ; un génie qui se paye au prix fort : réservé aux hommes, il violente systématiquement les femmes de son entourage.

A star is born

Il faut en revenir à ce qu’accomplit Mangold au milieu du film lors du Newport Folk Festival de 1961. Avant que le grand cut elliptique ne fasse basculer le récit d’une période à l’autre, Bob Dylan s’apprête à monter sur scène pour chanter à un public folk déjà conquis de nouvelles chansons. Surprise de dernière minute, Johnny Cash, qui n’a pas pu venir la veille, fait son entrée sur scène et performe une chanson. Le film bascule le temps d’une séquence dans un dialogue au cœur d’une filmographie : Cash, vu dans le biopic de Mangold il y a vingt ans (Walk the Line),  annonce sur scène le chanteur de la nouvelle génération, Bob Dylan, et donc son propre film (Un Parfait inconnu). Dans une industrie hollywoodienne se relevant à peine de la crise du Covid-19 et de ses nombreuses grèves, ce film acte l’accomplissement total de Mangold, où le réalisateur d’hier qui scandait « Oh, ne demandons pas la lune. Nous avons déjà les étoiles » confirme sa place de golden boy, d’un Midas qui transforme toutes les sagas ou genres qu’il touche en or. Par ce passage de témoin musical, le contrebandier rencontre l’astre naissant, et répond à la question « que s’est-il passé en vingt ans ans dans le cinéma hollywoodien ? » par : quelle que soit l’époque, il y aura toujours des idoles, et de grands cinéastes pour les filmer. The Times they’re a-changin’Most of the time.

Un Parfait Inconnu de James Mangold, en salles le 29 janvier 2025.