Critique | April, Dea Kulumbegashvili, 2025
April s’ouvre sur un clair-obscur et prend le temps de se dévoiler. Dea Kulumbegashvili laisse le regard se poser, l’inconfort s’installer, et alors une silhouette apparaît, celle d’un corps, nu, presque difforme, titubant et lointain. Les cigognes passent, bercées par la pluie, pendant que Nina, gynécologue-obstétricienne, se consacre pleinement à ses patientes, à l’hôpital comme au village, dans une Géorgie rurale dominée par les attentes masculines.
Ici, les avortements sont légaux jusqu’à 12 semaines, mais rares sont les cliniques qui les pratiquent, l’accès à la contraception est limité et les mariages des mineur.es restent courants malgré leur interdiction, reproduisant sans cesse un cycle auquel il semble impossible d’échapper. Nina, sans s’immiscer, intervient dans la vie de ces femmes, accompagnant les naissances mais aussi leur empêchement, donnant accès à la pilule et opérant des avortements clandestinement. Les auscultations sont silencieuses, les corps morcelés pour en respecter la pudeur, et les gestes précis. Les récits intimes se croisent, créent des filiations discrètes et témoignent des mêmes non-envies, des mêmes contraintes, celles d’avoir un enfant (pour son mari, pour ne plus être seule).
Dans cette solitude affirmée, les phares comme le regard perçent les routes, à la recherche d’une histoire qui n’advient pas comme il faudrait, d’une énième violence où exprimer son désir, c’est se sentir comme une vache et son veau et se prendre le volant en pleine tête. Et pourtant, toujours observer, lentement, les champs de coquelicots et l’orage qui gronde, car la cinéaste travaille merveilleusement son hors-champ – les voix, les corps, les souffles – l’espace juste à côté, celui qui ne se confond pas avec son personnage mais qui en garde l’angle de vue, un simulacre de subjectivité, pour s’allonger dans le lit et contempler son double. Nina échappe, ni complètement seule, « plus tout à fait elle-même, mais pas encore tout à fait autre chose non plus ». Un être sans visage, le soi retourné qui prend forme, qui prend soin.
Dea Kulumbegashvili propose une entrée chirurgicale dans un cinéma habité et politique, sans avoir peur de confronter l’inconfort d’une caméra tremblotante qui soutient cette perturbation interne à son public. La liberté plastique réside dans les plans d’ensemble d’impressifs paysages et dans la matérialité du corps hybride de Nina. Ces respirations visuelles provoquent une permission cinématographique qui, hors de la narration, se greffent à la réalité patriarcale, dans l’agrément de son naturalisme.
April de Dea Kulumbegashvili, en salles le 29 janvier 2025.